Lorsqu’on signale une disparition au sein de l’armée, la sécurité militaire songe immédiatement à une désertion. Cela la fout mal qu’un tel événement puisse se produire dans la plus prestigieuse académie militaire. L’armée est une famille à part, la solidarité est un de ses éléments clefs. Marc Charuel nous embarque dans le monde des appelés, des élus, des perdus. Au camp de Coëtquidan on s’interroge sur les mesures à prendre ; on se sent impuissant. Il se trouve de Geoffroy de la Roche, psychologue et lieutenant de réserve se voit chargé de l’enquête par le général Chastaing de Lesgrée. Choix judicieux puisque le propre frère du lieutenant devait rejoindre Pau et qu’il n’est jamais arrivé. Depuis, d’autres désertions ont eu lieu. Mille raisons sont avancées. On a beau retourner le problème dans tous les sens, on en revient invariablement à la désertion. On se regarde en chien de faïence. On tourne en rond. Désertion, manque de bravoure. Les soldats ne supportaient plus la discipline. Ils en avaient marre du langage qui défrise, qui jamais n’apaise. Autre supposition : les évanouis dans la nature ont mis les voiles parce qu’ils avaient l’impression de n’avoir pas grand-chose devant eux. Quels genres de soldats ? Des gars mal dans leur peau, des fils à maman, prêts à filouter, à se défiler. Geoffroy ne se satisfait pas de ces explications. Il interroge, persuadé que chacun détient un élément du puzzle. Les disparus sont loin d’être des disparus de Saint-Agil ! Les investigations de Geoffroy ne donnent guère de résultats. Les soldats sont mentalement prisonniers d’un enclos qui les conditionne. Pour les comprendre, il faut être capable de lire entre les lignes. Voilà qu’on a dépêché auprès de Geoffroy, soi-disant pour l’aider, deux sacrés lascars, Dumoulin et Raskovic. Dumoulin est considéré comme un sale con, un type borné, mal dans sa peau, cossard, menteur et passablement ivrogne. Raskovic ne vaut pas plus, personnage ambigu. Quel a été son rôle dans la guerre en Yougoslavie ? Est-il détenteur d’un de ces sales petits secrets dont parle James Jones dans son roman ? Des troufions envolés après s’être envoyé en l’air, pour se diriger vers quelle destination ? Vers quel éden problématique ? Le tandem Dumoulin-Raskovic accuse des ratés. Pour Geoffroy c’est un facteur de ralentissement. Il abandonne la piste de l’évasion.
Il est difficile de se lancer dans un thriller si au départ on ne s’est pas un peu brûlé le poil, si une expérience personnelle n’avait pas chamboulé l’auteur. Il faut rendre hommage à Marc Charuel de s’être passé des ficelles habituelles ; d’avoir compris qu’un peu de hâte dans la narration lui imprimerait le mouvement nécessaire. La structure du livre, son aspect dur, anguleux, rappelle par moment La matrice de T.E. Lawrence. Marc Charuel ne transcrit pas les événements ; il les capte dans une langue brut de décoffrage, non pas pour faire vrai, mais parce que la réalité n’est pas autrement ; parce que les faits rapportés ont une logique interne qui pousse inexorablement le roman en avant, lui conférant une indiscutable authenticité, faisant apparaître la veine sardonique comme chez Gustav Hasford. « J’ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits par la folie » rappelle Allen Ginsberg quelque part. Nous y sommes. On peut au moins affirmer qu’on découvrira des faits ahurissant, des ramifications inattendues, des traumatismes, des aberrations mentales.
Alfred Eibel
Albin-Michel, 457 p., 21,90 €.