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Archives Mensuelles: janvier 2016

De l’influence des intellectuels sur les talons aiguilles, de Roland Jaccard

Cinquante petites chroniques terribles sont ici rassemblées pour la délectation du lecteur. Roland Jaccard s’amuse à retirer cannes et béquilles à ceux qui s’appuient sur des certitudes, des usages, des postures ou des contrevérités. Il dynamite quelques fondations, fait le ménage parmi nos illusions, accablé qu’il est, on le sent bien, par la connerie, virus dont on n’a pas trouvé l’antidote. L’humour y trouve son compte ajouté à une bonne dose de rosseries pour le confort du lecteur. D’ailleurs le lecteur perspicace ne peut qu’applaudir des deux mains devant tant de situations pas piquées des hannetons, devant tant de toges soulevées, car c’est dans les coulisses des penseurs qu’on découvre leurs simagrées. Chère Europe, son but déclaré est de saper le navire qui assure sa traversée et l’on sait que rien ne pourra la faire changer de direction. L’Europe sait tout, rebondit sur d’antiques idéologies, sur des fantasmes, persuadée que le chemin indiqué par ses apparatchiks nous mènera vers la lumière. Le grand art de quelques penseurs est de travestir la vérité. Ils sont ce qu’on appelle en allemand Betriebsblind, traduction « aveugle d’entreprise », prisonniers de schémas anciens, possédant, on s’en doutait, la parole révélée. La vérité, rien que la vérité, est une notion obsolète depuis belle lurette. Penseurs sans foi ni loi, affectant de braver les convenances, celles-ci se présentent comme une suite de petits arrangements entre bandes organisées, autrement dit le parti de la canaille avec en supplément des allures d’aristo, ce que Georges Sanders a si bien décrit dans Mémoires d’une fripouille.

Faisons nos choux gras de Karl Kraus, Peter Altenberg, Henri Roorda, E.M.Cioran, Louis Scutenaire, Pierre Drachline, Léo Slezak et John Kennedy Toole qui, avec La Conjuration des imbéciles, a mis en œuvre la décadence du monde occidental. On retrouve quelque chose de Toole dans le livre de Roland Jaccard notamment quand celui-ci écrit : « L’agonie d’une civilisation tient aussi au fait qu’elle a perdu ses défenses immunitaires. Elle ne sait plus comment se défendre, ni pourquoi elle devrait le faire ». Ce livre plein de sarcasmes comme autant de corbeaux croassant, appartient à un genre typiquement viennois appelé blödeln, difficilement traduisible, dont l’équivalent français serait celui-ci : faire l’idiot. Un personnage de Dostoïevski. Sauf que les propos désordonnés du personnage russe n’en demeurent pas moins prémonitoires. Je « suppose avec certitude » que Roland Jaccard a plus appris en fréquentant les bergers des Carpathes qu’en fréquentant les malins de Paris. Il en ressort que les tyrans d’aujourd’hui et de demain construiront sur la planète entière des parcs d’attraction composés d’une variété infinie de massifs de fleurs de toutes les espèces. Le peuple sera amené à s’y promener à heure fixe avec obligation d’admirer cet épanouissement floral et de pousser des cris de joie. Pendant ce temps, le tyran prendra seul ses décisions pour le bien-être de sa personne, de sa famille, de ses proches. Le peuple ? Une idée périmée. Les participants mis en cause dans ce livre n’ont qu’à bien se tenir : Roland Jaccard est un redoutable escrimeur.

 

Alfred Eibel.

Pierre-Guillaume de Roux éditeur,

224 p. 23,90 €.

 
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Publié par le janvier 29, 2016 dans Uncategorized

 

Lettres à Pierre Monnier -1948-1952- de Louis-Ferdinand Céline

Une correspondance tumultueuse avec des renversements, des fins déplorables, de Céline exilé au Danemark en 1948, occupé à défendre bec et ongle sa dignité de citoyen, à la recherche d’une possibilité de réédition de ses livres, donnant un coup de pouce à ses éternelles plaintes et reproches permanents, toujours victime, exposant à son correspondant qu’il est un gouffre ouvert aux misères et aux humiliations. Par chance, Pierre Monnier, caricaturiste, homme providentiel, futur éditeur de Céline, est décidé à sortir le Louis-Ferdinand des pièges qui l’emprisonnent. Chaque lettre de Céline est un projectile propulsé par réaction à ce qu’il considère comme une offense ou un acte d’injustice. On se demande parfois s’il n’exagère pas plus qu’un peu l’état malheureux dans lequel il se sent plongé. Cet homme sans compromis trouve qu’il y a trop d’acrobates dans l’édition. Du pognon, il lui en faut pour assurer l’ordinaire, lui qui se dit délabré, la tête à peine hors de l’eau. Ne pas oublier, Céline a ses générosités, ses reconnaissances, son amitié envers son cénacle de fidèles auquel appartient l’inestimable Marie Canavaggia seule capable de revoir ses textes pleins de détours et d’embûches. Cette femme toute entière au service des lettres, grande traductrice par ailleurs, s’en acquitte avec scrupule, fait l’admiration de Céline ; lui, qui se considère ouvrier à cheval sur la moindre virgule qui pourrait ruer dans les brancards. Amoureux des mots qui conservent leur jus, il possède cette hardiesse qu’on trouve chez Théophile de Viau. Il décoche les adjectifs comme autant de flèches. Il apparaît à travers cette correspondance en homme armé de fortes sentences. Il en connait la valeur, l’usage et l’efficacité. Et c’est pour cette raison qu’il est seul de son espèce.

 

Alfred Eibel.

Gallimard, 480 p. 35 €.

 
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Publié par le janvier 21, 2016 dans Uncategorized

 

Marina Tsvetaeva : Poèmes de Russie (1912-1920) tome I, Poèmes de maturité (1921- 1941) tome II

Parler de-poésie, ce n’est déjà pas facile. Parler de la poésie russe, de celle de Marina Tsvetaeva (1892-1941) en particulier, double la difficulté. En partie à cause des obstacles que présente le passage de la langue russe à la langue française. Le résultat n’en est pas moins un tour de force. Le lecteur est emporté par l’élan passionné de la poétesse, par son expressivité troublante, par ses vers limpides et insaisissables à la fois. Les ténèbres rivalisent avec la lumière, la tendresse avec la douleur. Tsvetaeva iconoclaste de tempérament, brise la syntaxe, supprime les liens logiques, tend cependant vers la clarté, vers la spontanéité, vers l’amplification de ce qu’elle veut exprimer. Quelques-uns de ses poèmes, un rien chaotiques, expriment un jaillissement sans retenue. D’autres poèmes manifestent de l’indignation suscitée par des événements d’actualité. Résignée, Marina Tsvetaeva quitte Moscou, se réfugie à Berlin, à Paris, à Prague, emportant avec elle ce don de la « poésie sonore » destinée aux lecteurs qui ont de l’oreille. Chez elle, tout est revendication, tout est frénésie. Ses souvenirs sont baignés de larmes. La concision de ses vers est autant de signes et de valeurs figuratives. Elle fait exploser ses aventures amoureuses, imaginaires ou concrètes, demeure d’une fidélité exemplaire à l’homme de sa vie. « Je serai aux aguets, séduite, confuse, je m’élancerai vers toi, mon doux ». Insaisissable, instants de volupté, ce qu’écrit cette femme, elle le fait dans l’urgence. En femme pressée, elle utilise le tiret comme Lord Byron ou Emily Dickinson. Elle souffre de la loi imposée, cette main gantée de fer. Elle rêve d’apprendre aux gens à voir le jour se lever. L’exil, le manque d’argent sont un combat quotidien. Elle accentue ce combat : « chaque jour est une naissance ». Peu à peu son incroyable énergie s’effrite. « Comme je voudrais quitter le monde où l’âme se déchire ». Retournée à Moscou en 1941, Marina Tsvetaeva se suicide. Elle a juste eu le temps de noter : « Il y a dans ma stature une droiture d’officier. Il y a dans mes côtes un honneur d’officier ».

Alfred Eibel.

Poèmes de Russie, tome I, 915 p. 20 €

Poèmes de maturité, tome II, 816 p. 20 €

Éditions des Syrtes, édition bilingue.

 
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Publié par le janvier 6, 2016 dans Uncategorized

 

À table avec Jean Dutourd

Je me souviens avoir découvert par hasard Le déjeuner du lundi. Je me souviens d’une remarque. La croûte du fromage supplante en quelque sorte le fromage lui-même ! Était-ce une affirmation du père qui recevait tous les lundis à déjeuner Jean Dutourd et sa jeune femme ? Sans doute. J’aime les écrivains collectionneurs d’absurdités qui, sous le biais de l’ironie, font vivre des personnages. Suite au rituel du déjeuner du lundi, Jean Dutourd était devenu mon homme. Je me suis parachuté dans son œuvre. Le fond et la forme, L’âme sensible, m’ont conforté dans le sentiment que la littérature est une façon très heureuse d’écrire et qu’il est inutile de se triturer les méninges avec Freud, Krafft-Ebing, C.G.Jung, et la bande des rabat-joie à la recherche des principes et des causes, qui se méfient de ceux qui parlent du plaisir de raconter. J’avais découvert chez Max-Philippe Delatte, libraire et lettré, établi rue de la Pompe, un exemplaire de Galère, recueil de poèmes que Jean Dutourd écarta d’un revers de la main lorsque je lui présentai le volume pour une dédicace. Ces poèmes ne valent pas un cornet de caramels mous ! me dit-il. À partir de ce jour je n’ai pas cessé de rencontrer Jean logé avec son épouse Camille Lemercier, avenue Kléber, et de participer à quelques déjeuners. J’arrivais parfois avec des théories littéraires un peu compliquées que je soumettais à Jean qui les réduisait en deux mots d’une rare luminosité. Plus de lumière, disait Goethe. Je quittais Jean rasséréné. Le grand art me disait-il encore est un heureux mélange de Mallarmé et de Johann Strauss. Qui se serait aventuré, parmi nos chers théoriciens, à résumer avec tant de justesse et d’une façon aussi originale ce qu’on appelle l’art d’écrire ? Jean, tel une grande toque, savait quand une composition de sa main était mal mijotée. M’entretenant avec lui du Petit Don Juan, il faisait la moue. J’ai raté mon coup, me disait-il, accompagné d’un geste signifiant, il est temps de passer à autre chose. Entre la poire et le fromage, je lui disais tout le bien que je pensais de Doucin. Il souriait alors sans ajouter de commentaire. Une autre face de sa personnalité se retrouvait dans Une tête de chien. Je songeais immanquablement à un épagneul qui m’évoquait la tête de Jean quand il esquissait un sourire en plissant les yeux. Ce qui l’amusait beaucoup c’est d’être devenu la tête de turc de quelques plumitifs parce qu’il ne fallait pas compter sur lui pour revêtir la tunique du prêt-à-penser. Il possédait l’art de se dénigrer, nier ses qualités les plus évidentes. Ce n’était pour lui qu’un jeu, une façon très personnelle de mettre son interlocuteur dans l’embarras, allant jusqu’à choisir une photo de lui qui ne l’avantageait pas pour la lui remettre en souvenir.

Ce sacré gaillard de Restif de la Bretonne, Jean le tenait pour un très grand écrivain déplorant qu’il ne soit pas à la place qui lui revenait. Il considérait Hugues Rebell comme un parrain lointain et peut-être même aurait-il aimé vivre les aventures que l’auteur de La Nichina et de L’espionne impériale a vécues. Qu’on n’imagine pas Jean scotché à quelques écrivains du passé même si, en le lisant, on le sent traversé par Stendhal et Diderot, mais aussi par Tristram Shandy avec une touche des écrits du Chevalier de Boufflers. Nous avons discuté longuement des mérites respectifs de Georges Bataille, William Styron, de son cher Chesterton sans oublier Truman Capote ou Henry de Montherlant auquel il vouait une véritable affection. Il s’était régalé des Fruits du Congo d’Alexandre Vialatte tout en nuançant son propos. Fidèle aux valeurs traditionnelles, écrivant contre son temps, homme de bon sens, homme de style et de maintien, Jean Dutourd, chroniqueur littéraire mérite toute notre attention. À peine avait-on parcouru quelques lignes séduit par la mobilité de son style, qu’on était pris d’une folle envie de se précipiter dans la première librairie venue pour se procurer le livre si vanté par ses soins. Ce qui ne l’empêchait pas d’émettre quelques réserves en fin d’article tout en accordant à l’écrivain traité un satisfecit de bonne conduite.

Il arrivait à Jean de paraître goguenard, une attitude qu’il affectionnait et qui déstabilisait son interlocuteur. Luttant toute sa vie contre les servitudes imposées, Jean voulut un jour entrer à l’Académie Française mais sans plastron, sans doute pour d’autres raisons. On ne peut pas dire que lorsqu’il posa sa candidature, il fut soutenu par ses confrères. Par exemple, Paul Morand à l’amabilité fragmentée, qui écrivait à son sujet des lignes peu aimables raccordées à une forme de mépris qu’il exprimait par le ton et les manières. À la suite de quoi Jean notait : « Je me sens plutôt comme une espèce de soldat de campagne ; il y a des gens qui me tirent dessus mais il y a aussi des gens de mon parti qui tirent sur les autres ».

Alfred Eibel.

 
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Publié par le janvier 5, 2016 dans Uncategorized