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Archives Mensuelles: avril 2012

D. H. Thoreau : Journal 22 octobre 1837 – 31 décembre 1840

Romain Rolland écrivait avec enthousiasme dès 1921 : « Nous sommes en train de découvrir à Paris Thoreau. Quel magnifique bonhomme ! Et comme il est actuel ! Certains de ses écrits pourraient être utilisés dans les lettres d’aujourd’hui. Ce devrait être la Bible du grand individualisme ». L’année suivante, paraissait chez Gallimard Walden ou la vie dans les bois traduit de l’anglais par L. Fabulet. Depuis, d’autres traductions ont suivi. Thoreau a toujours la cote. De son œuvre, Walden en particulier, a été redécouvert dans les années 1960-1970 par la jeunesse contestataire. Il faut se féliciter que les éditions Finitude à Bordeaux, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la mort de Thoreau, se lancent dans cette gigantesque entreprise consistant à publier les quinze volumes de son Journal à raison d’un volume par an. Voici donc le premier.

Individu hors du commun, mort trop tôt, Thoreau aborde avant tout le monde nos craintes actuelles quant à l’avenir de notre planète. Il se livre à l’observation du monde extérieur pour mieux se connaître. Cet écrivain, né et mort à Concord (Massachusetts) (1817-1862), fait ses études au Havard College. D’abord instituteur, il se lance ensuite dans le commerce, fait du dessin et de la peinture et finalement se confine dans la retraite. Il publie Une semaine sur les rivières Concord et Merimac en 1848 où il évoque la nostalgie de la nature indienne. Six ans après, il publie Walden. Les seuls événements de sa vie à ce moment là sont les retours des saisons. Doté d’une immense culture, maniant le grec et le latin avec autant d’aisance que l’anglais, il suscite des images imprévues, procure des descriptions colorées et pittoresques, dans une langue précise et simple. Son Journal qui paraît après sa mort est  à situer entre le panthéiste mystique et le naturalisme poétique. Thoreau est hostile à toute tradition figée, à tout système dogmatique. Il avait l’habitude de répondre quand on lui posait des questions alambiquées : « Simplifier ! Simplifier ! ». Thierry Gillyboeuf, son traducteur, a réussi un exploit ; faire entendre en français le timbre singulier de l’écriture de Thoreau. Celui-ci a plusieurs cordes à son arc. Il est instituteur, artisan, arpenteur, journalier, objecteur de conscience à sa manière, lorsqu’il refuse de payer une taxe destinée à financer la guerre avec le Mexique, ce qui lui vaut la prison en 1845. Il défie encore l’opinion en prenant vivement la défense du terroriste et abolitionniste John Brown. Observateur attentif de la nature, il affirme que le talent se forme dans le silence et le caractère dans le torrent du monde. Il souligne dans son Journal que chaque chose porte son enseignement. Il n’arrête pas de répéter qu’il se sent dans la nature comme un coq en pâte. Il éprouve le sentiment bien réel de vivre. Le plus humble des événements le charme ; il est sensible aux couleurs, au moindre frémissement d’un sapin. Il est celui qui attend que la nature s’empare de son âme. Il se plis aux éléments, aux vents, à la tempête, à la pluie, au soleil. Il a des accents qui rappellent les forces cosmiques de Saint John Perse. Pour reprendre une expression de Thomas Wolfe tirée de L’ange exilé, Thoreau exprime « un hymne rhapsodique à la nature et aux saisons ». Thoreau enchaine : « Nous n’avons pas vu la nature à l’état pur tant que nous ne l’avons pas vue ainsi, vaste, lugubre, inhumaine ». Avec John Muir (1839-1914) le plus grand naturaliste américain, il dénonce le pouvoir corrupteur du matérialisme et s’inscrit dans ce qu’on appelle une politique de l’environnement. Défendre la Terre, protéger ses ressources naturelles, Thoreau analyse les rapports réciproques du vivant et de son milieu avant que l’écologie ne devienne un argument de campagne électorale. « Les montagnes m’appellent et je dois partir » clamait jadis John Muir. Ce cri, Thoreau le réitère, l’adresse à ceux qui ne voient pas clair ou qui veulent s’aveugler. On a dit que le Journal de Thoreau était un « journal atmosphérique ». C’est l’impression qu’on retire en tournant les pages de ce premier volume. Son œil ne laisse échapper aucun détail, comme s’il se penchait sur les arbres à l’aide d’une loupe.
Il lègue un héritage immense. Son enchantement devrait nous faire dresser l’oreille, nous rendre attentif à ceux qui pour des raisons purement financières, sacrifient la planète à leurs intérêts personnels.
Venus après Thoreau, des écrivains aussi différents que George Santayana (1863-1952), la poétesse Emily Dickinson (1830-1886) ont noué des liens avec maints aspects de l’œuvre de Thoreau. Le poète Robert Frost (1874-1963) appartient également à cette catégorie d’écrivains défricheurs, solitaires, loin cependant d’une quelconque révolte, assumant une tâche qui n’est pas sans rappeler le Robinson Crusoë de Daniel Defoë. Enfin, pour conclure, il faut nommer le grand poète américain e.e Cummings (1894-1962) à propos duquel John Brown dans son Panorama de la littérature contemporaine aux Etats-Unis écrit : « e.e Cummings fut une anomalie, un contemporain de Thoreau au XXème siècle ».

Alfred Eibel

Editions Finitude, 253 p., 22 €.

 
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Publié par le avril 28, 2012 dans Uncategorized

 

Vogelsang ou la mélancolie du vampire, de Christopher Gérard

Laszlo le Délicat, alias docteur Vogelsang (chant d’oiseau en français) est sans conteste un drôle d’oiseau de par ses activités nocturnes. Il a traversé les siècles. Il est immortel. Et parce qu’il est immortel il ne pouvait qu’être vampire. Il manipule ses victimes, les neutralise avant de leur sectionner la carotide et de boire goulûment leur sang. Il a besoin de grosses quantités pour être en forme. C’est un homme pressé et déférent dans cette ville de Bruxelles aux nombreuses petites rues aux maisons à pignons. La capitale de la Belgique n’est plus ce qu’elle était depuis que les eurocrates en ont pris possession. Le vampire est là pour pomper à mort ses victimes. Que dire des multiples interprétations auxquelles se prête le roman de Christopher Gérard. Pour s’enrichir, il faut appauvrir. Dépouillé, le pauvre doit disparaître. Le vampire est une créature qui s’enrichit du travail d’autrui. « Les vrais vampires sont ceux qui mangent aux dépens des peuples » affirmai Voltaire. Les vampires de Bruxelles se multiplient, se congratulent. La nuit leur est propice. Ils apparaissent le visage torturé. De jour, ils ont cette allure qui seyait si bien au beau d’Orsay. A d’autres heures, pris soudain d’une fureur gothique, le teint olivâtre, ils repèrent leurs proies avant de les réduire en carcasses. Jouant avec une habilité consommée, Christopher Gérard multiplient les références, les sous-entendus, les allusions perfides et perverses. Les fastes d’enfer et un brin de bouffonnerie font de ce roman un régal.

Alfred Eibel

L’Âge d’Homme, 155 p., 15 €.

 
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Publié par le avril 26, 2012 dans Uncategorized

 

Villes bigrement exotiques, de Crad Kilodney

Les plus grands humoristes sont les offices de tourisme. Ils savent comment recruter les voyageurs. Une fois embraqués, ils découvrent que les apparences sont trompeuses, et trompeuses les espérances comme disait Michel Déon. Crad Kilodney, aventurier canadien, farceur des plus appliqués, file pour des destinations auxquelles le vacancier lambda n’aurait jamais songé. Sa devise pourrait être : ne vous laissez pas guider ; saisissez votre guidon. Oïmiakon, « jardin de la Sibérie » jouit d’une excellente réputation gastronomique. Les nantis peuvent s’y vautrer à 400 $ la nuit. A Kunduz, en Afghanistan, on trouve en permanence le meilleur, y compris un spécimen de chauve-souris à nulle autre pareille. A Nyala, au Soudan, le contraste est saisissant. Les stars de cinéma croisent des trafiquants d’armes internationaux. Dans un autre lieux oublié le visiteur se garde de chevaucher Pégase ; il chevauchera des requins-citrons, découvrant un casino et la présentation de lingerie féminine. Le saviez-vous ? Le Cambodge fournit des restos du tonnerre. Il faut être un peu divagateur  pour se perdre dans les villes du Pakistan, de Somalie ou du Yémen. La récompense ne se fait pas attendre : le visiteur le plus absolu découvre ce qu’il n’aurait jamais imaginé. Dans le plus obscur trou du cul du monde il finira par dénicher un bar d’agités. Pyongyang, en Corée du Nord, a élargie les grands espaces, une succession de forums pour y respirer l’air frais à pleins poumons. Quant aux filles, belles, Kilodney en compte par dessus les toits, en Haïti, au Vietnam, en Albanie, etc. Il voit apparaître des jumelages de villes. La paix  du monde est peut-être à ce prix. « Tout étudiant incapable de prouver  qu’il sait lire et écrire sera fusillé ». Qu’on se rassure, Kilodney écrit cela en plaisantant.

Alfred Eibel

Le Dilettante, 224 p., 17 €.

 
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Publié par le avril 13, 2012 dans Uncategorized

 

Dreuse, de Louis Jeanne

Campagne perdue, écrivait le poète. Plus exactement campagne à l’abandon, campagne des rescapés. C’est aux confins de la Bretagne que s’est retiré Hadrien Dreuse pour se régénérer dans la solitude, permettre l’exploration inquisitrice de soi-même. Dreuse fait la connaissance de Fauchet, homme à tout faire à la campagne ; de la mère Vauton, observatrice aiguë. D’autres figures se font jour attachés à la terre. On emboîte le pas à leurs envies, on guette leurs pratiques. Louis Jeanne propose un nouveau Chaminadour sondant les parties les plus obscures de l’âme, à l’aide de phrases d’une longueur extrême, permettant de donner consistance à des vies un peu grises. Il importe d’abord de libérer la parole, car la parole fait l’homme, son débit ou son peu d’éloquence. La libre exposition des affections des personnages n’est pas oubliée. Le silence est rompu comme on rompt le pain. On tient bon en s’isolant, on se fait oublier en tenant sa langue. On s’insère, on déclare forfait, on ne capitule pas. Hadrien Dreuse est un homme debout dans une campagne préservée, heureusement épargnée, si l’on ose s’exprimer ainsi, loin de cette ère nouvelle dont il n’y a plus rien à attendre. Comme chez Michel Leiris et sa « goutte de vérité » enfouie dans le passé, qui donne sa règle au jeu de la vie, Louis Jeanne accompagne ses personnages image par image comme sur une table de montage. Il met en évidence ce qui selon lui doit demeurer, doit subsister, doit rester immuable si l’on veut préserver l’intégrité de l’homme, d’un pays. Si on s’emploie à être en accord avec sa conscience. Un dernier mot : ce livre est un premier roman.

Alfred Eibel

Pierre-Guillaume de Roux, 281 p., 20 €.

 
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Publié par le avril 13, 2012 dans Uncategorized

 

Le tombeau du guerrier, de Marie-Eve Sténuit

Après seize ans d’absence Howard Lejeune, archéologue distingué, resurgit dans la vie d’une femme, Margaux. Howard n’est pas Batman, ni Mandrake, ni Superman, un peu tout ça si on veut aux yeux de Margaux, archéologue pragmatique. Son petit cœur bat pour le grand homme. Ils vont former un tandem en Syrie. La chaleur, les émotions, la poussière participent aux fouilles. Des siècles auparavant, Sargon roi d’Akkad guerroyait contre Lugalzageri, ex-roi de tous les princes de Sumer. Sargon finit par avoir sa peau. Où est passé le corps de Lugalzageri, dans quel tombeau caché ? Un bon roman d’aventures se doit de faire durer l’inexplicable. Plus on pénètre par effraction, plus d’étranges phénomènes se font jour. Debout les morts est une bien étrange incantation. Nous voilà au cœur du récit. Marie-Eve Sténuit nous emballe. Le lecteur s’impatiente. Les indices remontent au compte-gouttes, des rivalités éclatent. L’amour que Margaux porte à Howard reste aussi enfoui que le souverain de Sumer. Plus on approche du but, plus Howard frétille, bien décidé à conserver l’initiative. Il veut faire entrer sa théorie à l’intérieur de son cadre. Il est flagrant que l’acharnement à retrouver le tombeau perdu présente des périls. L’éternel conflit entre strates se vérifie une fois de plus : la civilisation du dessus contre la civilisation du dessous ; qui finit par avoir le dessus. A qui profite le crime ? Avec ce calme propre aux voyageurs qui savent ménager leur monture, ce roman ne cesse de nous étonner. Disons plus simplement : l ‘énigme demeure.

Alfred Eibel

Serge Safran Editeur, 188 p., 17 €.

 
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Publié par le avril 12, 2012 dans Uncategorized

 

La civilisation de la Renaissance en Italie, de Jacob Burckardt

Sans cesse rééditées, les œuvres de l’historien suisse d’expression allemande, Jacob Burckardt (1818-1897) nous captivent encore non seulement par la justesse de ses vues mais par l’expression de sa propre sensibilité. Burckardt enseigna encore à Bâle, puis fut essentiellement professeur d’histoire de l’art à l’école polytechnique de Zurich. Il séjourna en Italie à partir de 1840, l’année durant laquelle il commença à rassembler des informations sur l’Italie de la Renaissance. Il repart en Italie en 1846, 1847, 1853, Durant ces années, les idées romanesques qui furent celles de sa jeunesse sont abandonnées. Il se tourne vers le classicisme. Ceux qui l’on connu à cette époque le décrivent comme l’historien le plus avisé du XIXème siècle. Les études de théologie, de philologie, l’ont amené à s’intéresser à une foule de chose, à s’y atteler avec ferveur. Il publie en 1855 Le cicerone, guide de l’art antique et l’art moderne en Italie, qui lui valut une réputation internationale et servit par la suite de guide à plusieurs voyageurs en Italie. C’est en 1860 qu’il publia son œuvre maîtresse La civilisation de la Renaissance en Italie. Ce qui doit nous retenir de ce tableau magistral, c’est la pertinence de ses analyses, la clarté de ses exposés, l’originalité de ses vues, l’autorité avec lesquelles il les interprète. Il ne se contente pas d’aligner et de légender les chefs d’œuvre de la peinture, de la sculpture, de l’architecture ; il sait approfondir avec la singularité qui le caractérise, chaque composante de cette Renaissance, non pas en l’isolant ; au contraire, en montrant l’originalité de chaque partie, démontrant que les disciplines étaient dépendantes les unes des autres ; que la diplomatie, la conduite du pays, sa gestion, participent de la création artistique dans son ensemble au cours d’une époque qui n’aurait pu atteindre le sublime si les rênes du pays n’avaient pas été tenues entre des mains avisées, ce qui est une façon de dire que la notion d’art dépend essentiellement de la manière dont le pouvoir s’implique dans la cité. Le succès de ce monumental ouvrage fut le point de départ d’autres ouvrages tels que Une histoire du monde où il présente sa philosophie de l’Histoire. Ce pessimiste se lance en 1864 dans une histoire de la civilisation grecque malheureusement restée inachevée au moment de sa mort, néanmoins publiée en 4 volumes entre 1892 et 1902. Infatigable travailleur il aura laissé 14 volumes de textes critiques et des introductions. Sa correspondance comprend dix volumes.
Burckardt a exercé sur Nietzsche une influence déterminante. Celui-ci le décrit comme étant « notre plus grand sage ».

Alfred Eibel

Editions Bartillat, 640 p., 28 €.

 
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Publié par le avril 8, 2012 dans Uncategorized