Romain Rolland écrivait avec enthousiasme dès 1921 : « Nous sommes en train de découvrir à Paris Thoreau. Quel magnifique bonhomme ! Et comme il est actuel ! Certains de ses écrits pourraient être utilisés dans les lettres d’aujourd’hui. Ce devrait être la Bible du grand individualisme ». L’année suivante, paraissait chez Gallimard Walden ou la vie dans les bois traduit de l’anglais par L. Fabulet. Depuis, d’autres traductions ont suivi. Thoreau a toujours la cote. De son œuvre, Walden en particulier, a été redécouvert dans les années 1960-1970 par la jeunesse contestataire. Il faut se féliciter que les éditions Finitude à Bordeaux, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la mort de Thoreau, se lancent dans cette gigantesque entreprise consistant à publier les quinze volumes de son Journal à raison d’un volume par an. Voici donc le premier.
Individu hors du commun, mort trop tôt, Thoreau aborde avant tout le monde nos craintes actuelles quant à l’avenir de notre planète. Il se livre à l’observation du monde extérieur pour mieux se connaître. Cet écrivain, né et mort à Concord (Massachusetts) (1817-1862), fait ses études au Havard College. D’abord instituteur, il se lance ensuite dans le commerce, fait du dessin et de la peinture et finalement se confine dans la retraite. Il publie Une semaine sur les rivières Concord et Merimac en 1848 où il évoque la nostalgie de la nature indienne. Six ans après, il publie Walden. Les seuls événements de sa vie à ce moment là sont les retours des saisons. Doté d’une immense culture, maniant le grec et le latin avec autant d’aisance que l’anglais, il suscite des images imprévues, procure des descriptions colorées et pittoresques, dans une langue précise et simple. Son Journal qui paraît après sa mort est à situer entre le panthéiste mystique et le naturalisme poétique. Thoreau est hostile à toute tradition figée, à tout système dogmatique. Il avait l’habitude de répondre quand on lui posait des questions alambiquées : « Simplifier ! Simplifier ! ». Thierry Gillyboeuf, son traducteur, a réussi un exploit ; faire entendre en français le timbre singulier de l’écriture de Thoreau. Celui-ci a plusieurs cordes à son arc. Il est instituteur, artisan, arpenteur, journalier, objecteur de conscience à sa manière, lorsqu’il refuse de payer une taxe destinée à financer la guerre avec le Mexique, ce qui lui vaut la prison en 1845. Il défie encore l’opinion en prenant vivement la défense du terroriste et abolitionniste John Brown. Observateur attentif de la nature, il affirme que le talent se forme dans le silence et le caractère dans le torrent du monde. Il souligne dans son Journal que chaque chose porte son enseignement. Il n’arrête pas de répéter qu’il se sent dans la nature comme un coq en pâte. Il éprouve le sentiment bien réel de vivre. Le plus humble des événements le charme ; il est sensible aux couleurs, au moindre frémissement d’un sapin. Il est celui qui attend que la nature s’empare de son âme. Il se plis aux éléments, aux vents, à la tempête, à la pluie, au soleil. Il a des accents qui rappellent les forces cosmiques de Saint John Perse. Pour reprendre une expression de Thomas Wolfe tirée de L’ange exilé, Thoreau exprime « un hymne rhapsodique à la nature et aux saisons ». Thoreau enchaine : « Nous n’avons pas vu la nature à l’état pur tant que nous ne l’avons pas vue ainsi, vaste, lugubre, inhumaine ». Avec John Muir (1839-1914) le plus grand naturaliste américain, il dénonce le pouvoir corrupteur du matérialisme et s’inscrit dans ce qu’on appelle une politique de l’environnement. Défendre la Terre, protéger ses ressources naturelles, Thoreau analyse les rapports réciproques du vivant et de son milieu avant que l’écologie ne devienne un argument de campagne électorale. « Les montagnes m’appellent et je dois partir » clamait jadis John Muir. Ce cri, Thoreau le réitère, l’adresse à ceux qui ne voient pas clair ou qui veulent s’aveugler. On a dit que le Journal de Thoreau était un « journal atmosphérique ». C’est l’impression qu’on retire en tournant les pages de ce premier volume. Son œil ne laisse échapper aucun détail, comme s’il se penchait sur les arbres à l’aide d’une loupe.
Il lègue un héritage immense. Son enchantement devrait nous faire dresser l’oreille, nous rendre attentif à ceux qui pour des raisons purement financières, sacrifient la planète à leurs intérêts personnels.
Venus après Thoreau, des écrivains aussi différents que George Santayana (1863-1952), la poétesse Emily Dickinson (1830-1886) ont noué des liens avec maints aspects de l’œuvre de Thoreau. Le poète Robert Frost (1874-1963) appartient également à cette catégorie d’écrivains défricheurs, solitaires, loin cependant d’une quelconque révolte, assumant une tâche qui n’est pas sans rappeler le Robinson Crusoë de Daniel Defoë. Enfin, pour conclure, il faut nommer le grand poète américain e.e Cummings (1894-1962) à propos duquel John Brown dans son Panorama de la littérature contemporaine aux Etats-Unis écrit : « e.e Cummings fut une anomalie, un contemporain de Thoreau au XXème siècle ».
Alfred Eibel
Editions Finitude, 253 p., 22 €.