Un requin sous les arbres, de Bernard Leconte.
À Hazebrouk, en pleine campagne flamande, suite au meurtre de Paul Lefebvre, propriétaire terrien, envahissant cadavre s’il en fut, les langues se délient : calomnies, médisances compliquent l’enquête du capitaine Rossart de la SRJ de Lille. Sa devise : « Penser seul, agir seul ». Bernard Leconte nous offre un roman d’atmosphère aux trompeuses espérances. Au village, les voisins se barricadent dans leur silence, se présentent en personnages pittoresques, prennent la pose devant un capitaine qui voudrait trouver un saint à qui se vouer.
Alfred Eibel.
Ravet-Anceau Éditeur, 164 p., 9,50 €.
Le cow-boy du Bazar de l’Hôtel de Ville, de Patrice Delbourg.
Danger de la cinéphilie. Eugène Gibloz employé au Bazar de l’Hôtel de Ville, son travail terminé, se déguise en cow-boy, traverse Paris coiffé d’un Stetson, rêve d’un passé héroïque, confond bistrot et relais de chevaux, adopte la démarche des acteurs des années 50, se voit pillard au billard, intrus au café qu’il décrète saloon. Son mimétisme est sans limite.
On ne s’étonnera pas si Eugène Gibloz fait ami avec le combatif Roger Rudel, doubleur de Kirk Douglas « une rente viagère jusqu’à la fin des temps ». « Endonquichottés » l’un et l’autre, atteints par la « cinéphylis aiguë », ils rôdent dans Paris, se réfugient dans le premier estaminet venu en attendant James Stewart. Ils sont indomptables, comptent les points névralgiques de la capitale, déversent leurs exploits supposés, chimères inaccessibles. Ils se posent en défenseurs des opprimés, distribuent des tracts, consolent les indigents, veulent faire régner l’ordre, prient que chaque jour se transforme en film d’action, nostalgiques qu’ils sont d’un passé fini. Ils se voient en hommes des vallées perdues, armés d’une problématique Winchester 73. Le lecteur ébloui par tant de pétarades, de connaissances encyclopédiques, devant Patrice Delbourg, s’incline, chapeau bas.
Alfred Eibel.
Le Cherche-Midi Éditeur, 246 p., 17 €.
Courrier de Berlin, de Matthias Zschokke
Combien d’écrivains sont immensément doués ? Ne sont-ils pas des artisans de talent assez combinards pour faire accroire qu’ils sont des esprits supérieurs ? Comédien, dramaturge, cinéaste, écrivain, ces 800 pages de courriers électroniques adressées par Matthias Zschokke à un ami constituent un réservoir où puiser moult calamités, des voyages qui confortent les préjugés et le doute qui rend moins lisible la carte du monde. Quel que soit l’objectif, on se doit d’être clair. Dans une société de bavards pas un instant Zschokke ne s’attarde. Pas un instant à perdre. Le temps presse. Ne rien oublier. Il croit que la tristesse peut être grandiose, qu’un rien vaut mieux que deux tu l’auras. L’air se raréfie si l’on ambitionne de créer une œuvre. Le grand malheur est d’avoir cédé au « vertige de l’art ». Les problèmes auxquels on s’accroche sont souvent des fantômes. L’argent est au cœur de cette correspondance à une voix. Il en faut un peu, pas trop, pour écrire un livre dans une relative liberté. Zschokke est un écrivain sérieux, léger et vagabond qui ne tient pas à dire trop de bien des livres. Ne faudrait-il pas mesurer les éloges. Ce livre est une bizarrerie absolue mais drôle, ouvert, encaissant toutes les règles qui nous submergent aux affirmations les plus improbables. Les cartes à jouer détenues par tant de beloteurs ne sont-elles pas biseautées ? Comment s’y retrouver ? Il ne faut pas être « baba » devant la « technique » dès qu’il est question d’un film, par exemple, à croire que la technique domine le contenu. Matthias Zschokke résume ce qui l’anime au cours de ses déplacements pour faire ses lectures en public, à savoir que son « mépris envers notre cynisme occidental grandit, grandit, grandit » parce qu’il est rare qu’il croise quelque chose de bon, de vrai, de beau, quelque chose qui lui redonne courage ! Goethe aux gogues, féroce avec Thomas Mann, vive Robert Walser, Kafka, Pessoa et Handke. Le sort de Philip Roth est scellé. Comment la critique a-t-elle pu se laisser abuser depuis si longtemps ? Zschokke écrit : « Je pense aujourd’hui encore que l’art doit paraître superflu, qu’il doit être inutile, libre de tout calcul, il doit être pur luxe, il ne faut pas l’instrumentaliser ».
Alfred Eibel
Éditions Zoé, 860 p. 35 €.
Ross Mac Donald, grand méconnu de la Californie, est accessible en français dans une nouvelle traduction intégrale. Rival de Chandler, il le vaut à bien des égards. C’est un authentique écrivain, disait Paul Auster.
Ross Mac Donald place son lecteur entre un jeune homme meurtrier et la raison de son acte, le poids de sa culpabilité, de telle sorte que Lew Archer, son détective, amène le lecteur à raisonner à son tour.
Lew Archer « démystifie » les affaires dont il a la charge. Ses investigations amènent le lecteur à l’envie de mener l’enquête à sa place. Ross Mac Donald pose au départ la question : Comment dire vrai et l’exprimer avec art ? À le lire, plus aucun doute : c’est un maître.
Loin du privé dur à cuire, à la démarche chaloupante, se frayant un chemin à coups de poings, bombant le torse devant des bombes sexuelles blondes montées sur échasses, il ressemble à son créateur, dresse ses antennes, veut convaincre. Sa passion pour la justice, qu’il développe dans chacune de ses affaires, l’amène aux conclusions les plus audacieuses.
Ross Mac Donald est un écrivain hors norme qui s’intéresse au réalisme social de la Californie. À ce titre, il ressemble à Nathanaël West. Chargé en général de mettre de l’ordre dans une famille éclatée, il affronte des adolescents paumés, met à jour leurs motivations, enfouies au plus profond d’eux-mêmes.
Alfred Eibel
Ross Mac Donald : Noyade en eau douce, 279 p. 10 € – À chacun sa mort, 300 p. 10 € – Le sourire d’ivoire, 279 p. 10 € – Les trois ouvrages aux éditions Gallmeister.