Peut-on être un fonctionnaire rassis, distingué par-dessus le marché, sans être ridicule ? Pourquoi ce fonctionnaire tantôt en poste à Oran, tantôt à Alger serait-il un cas pathologique, c’est-à-dire peu susceptible de s’améliorer ?
Comment l’auteur des Olympiques, chantre de l’énergie et du sport, en est-il arrivé à consacrer tant de pages à des personnages minables, au caractère inexistant, à l’esprit étriqué ; des personnages pour lesquels le lecteur ne ressent pas de sympathie ; que jamais il n’eut souhaité rencontrer ?
Pour son dernier roman qui date de 1971, Montherlant se penche sur un type d’individu célébré avec Les célibataires.
Nous sommes en 1928 à Alger. Une ville peu attrayante, sale, où la jeunesse ne cesse de brailler ; une ville qui inspire l’horreur, du moins pour Exupère, ancien élève de l’école de Chartres. D’abord bibliothécaire à Oran qu’il finit par exécrer, ce qui l’amène à faire des pieds et des mains pour être muté à Alger. Son chef de service, Saint- Justin, chartiste également, appartient à cette catégorie de gens qui ont réponse à tout. Une grande gueule. Un homme qui regarde passer les événements comme les vaches regardent passer les trains. Un homme pour qui les faits sont ce qu’ils sont, qu’il n’y a pas à tortiller. Que rien dans la vie mérite qu’on s’y attarde. Cet homme est à l’opposé de Exupère qui est un maniaque consciencieux, atteint du délire de persécution, inquiet, hésitant, sujet à des préoccupations médiocres, victime de sa sensiblerie qui le met en position d’infériorité par rapport à Saint- Justin.
On fait la connaissance d’un troisième larron, ami d’Exupère, nommé Colle d’Epate, ancien légionnaire, charlatan, maquereau et voleur. Dans ce groupe de hâbleurs cocardiers, Exupère se sent de trop. Traité plus bas que terre par Saint-Justin, qui y met les formes, Exupère, pour échapper à son emprise s’embarque dans une aventure avec Sophie, une petite pute innocente qu’il aime parce que peu loquace, parce que socialement située plus bas que lui, ce qui crée des liens. Les salaires n’étant pas des plus formidables, il arrive à Exupère de s’adresser à ceux qu’il considère comme ses amis de lui prêter de l’argent en attendant que tombe sa paie, constatant en passant que les amis de nos amis sont parfois nos ennemis. Cette quête du fric nous plonge dans le sordide. Les interlocuteurs d’ Exupère se révèlent chipoteurs, sinon cupides ; on s’aperçoit que la crapule se distingue d’abord par un sourire. Plus le temps passe, plus Exupère ressemble à un de ces personnages familiers de l’univers de Nicolas Gogol, éternel souffre-douleur, battu d’avance, prenant peu à peu conscience de l’inconsistance de son caractère, imaginant qu’une cabale s’est formée contre lui. Exupère est le type d’homme que l’on gruge sans vergogne. Invité à déjeuner par un prêteur, celui-ci en fin de repas charge Exupère de régler l’addition.
S’inclinant devant les brimades, les humiliations de Saint- Justin, Exupère se retrouve dans la posture du pénitent qui en redemande, se prosterne, espérant à défaut d’être oint, la rémission de ses péchés, de ses carences, de ses défaillances. Expier, expier à nouveau est le lot de cette âme fragile ; la flaccidité de cette âme soumise aux piques acerbes qui de par leur nombre fait penser à Saint Sébastien percé de flèches.
Le milieu des fonctionnaires français d’Alger n’a rien d’enthousiasmant. La petite promotion de l’un d’entre eux fait grimper sa vanité. La plupart se croient investis d’une mission. Leur langage stéréotypé révèle à quel point ils méprisent les autochtones, leurs collègues, toujours prêts en bons scouts, prêts à renier ce qu’ils ont affirmé la veille. Dans cette ambiance délétère, Exupère apparaît tel un mystique, flagellant dirait-on d’un occident médiéval. La terrible fin du livre montre sans ambiguïtés qu’Exupère est, comme on dit, preneur de souffrances.
Nous ne sommes plus dans la mouvance des Célibataires. Nous sommes dans un guide de voyage en Algérie dont Henry de Montherlant est le cicerone. Il nous renseigne sur ses personnages, intervient dans la narration, rectifie un détail pour affirmer la véracité de ce détail, par une note en bas de page. Il démontre, il est le détective de sa propre narration. Il engage une réelle filature. On peut se demander si en écrivant, Montherlant ne se rappelait pas le temps où arpentant les rues d’Alger il se sentait filé.
Il accumule les raccourcis, progresse dans la connaissance de ses personnages, dans l’entassement des caractéristiques, dans la diversité de leurs réactions, dans la mobilité de leurs corps, dans le couinement du désir. De l’intrigue, on dirait qu’il se fiche. Ce qui l’intéresse, guetter le réflexe de ses personnages, mettre en lumière la pauvreté de leurs délibérations, grossissant le trait pour souligner leurs futilités. Montherlant ne lâche pas la bride ; au contraire, il arbitre, intervient dans la narration, procédé qu’il avait déjà utilisé dans Les Auligny, plus tard dans La rose de sable. Il tient à justifier le comportement de ses héros. Ces justifications à répétition n’ont d’autre raison que de faire admettre la crédibilité de ce qu’il raconte ; extrapolant si nécessaire, ayant recours à des citations pour consolider ce qu’il avance. Montherlant quitte les structures du roman traditionnel.
Son écriture s’accélère ; il enchaîne les images, les considérations ; fait part au lecteur d’une remarque, corrigeant cette remarque. Il veut être clair, précis, bref, vigoureux, ce qu’il nomme « les qualités impériales ».
Il ne cesse d’accabler Exupère, ce fonctionnaire pauvre et par conséquent nauséabond, la pauvreté étant synonyme d’écœurement ; du moins est-ce ainsi qu’il dépeint Exupère lorsqu’on le flatte, lorsqu’on le réprimande. Exupère peut se sentir terriblement blessé suite à une remarque anodine. Du coup on se souvient que Montherlant racontait lors de son passage à Grasse avoir été mal accueilli à l’hôtel, se sentant soudain blessé au point de se » coucher sur le lit enveloppé dans son manteau. La figure de Sophie, personnage rédempteur, fait partie de ces adolescents qu’on trouve dans un grand nombre d’œuvres de Montherlant.
Pour terminer, disons qu’on a affaire à un genre inclassable qui ne tient plus compte de ce que devrait être un roman traditionnel, qui fait sauter les codes, et c’est parce qu’il en est ainsi qu’on peut dire que Montherlant inaugure à sa manière une sorte de nouveau roman.
Montherlant donne l’impression de s’être servi de ses carnets de voyages, notes brèves qui mises bout à bout forment la trame de ce qu’il veut exprimer par le biais d’une écriture qu’on peut qualifier de royale.
Alfred EIBEL