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Archives Mensuelles: novembre 2011

E.M. Cioran : des Carpates aux germanoprates

 

 Enfin E.M. Cioran (1911-1995) vint, avec un livre important de témoignages sur sa vie, son œuvre et une entré ô combien justifiée dans ce panthéon de la littérature qu’est la Bibliothèque de la Pléiade. Les événements les plus ordinaires de sa vie ont sur lui des effets aphrodisiaques débouchant sur une prose d’une compacité qui atteint le lecteur au plexus solaire. On ne s’étonnera pas si l’un de ses contemporains déclare à propos de son style qu’il est celui « d’un La Rochefoucauld truffé de fougue balkanique ». Cette ardeur, ce bouillonnement n’appartient pas véritablement à la catégorie des écrivains français tels Saint-Simon, Bossuet, Pascal, La Bruyère, Retz, Chamfort, Madame de Deffand ou Joubert. Cioran ne donne pas dans la badinerie, ni dans la résignation d’un moraliste hautain, ni dans les soupirs successifs d’un écrivain s’exprimant par aphorismes. Il est à l’opposé de ceux-là, moralistes au style classique bien architecturé, où les choses dites le sont sans que l’on se monte le bourrichon. Les adages, formules, sentences alignées par Cioran, expectorées serait plus juste, se distinguent par un écho particulier semblable à une avalanche en haute montagne. Il y a dans chacun de ses propos une forme de colère sous-jacente, impétueuse, qui tient au tempérament de l’écrivain, chez qui l’on trouve « des relents de pensées slaves ou allemandes, en somme, un pessimisme un peu exotique ».
L’écrivain issu d’Allemagne, d’Autriche ou de Russie ressent sa naissance comme secousse sismique dont les conséquences se traduisent par une névrose permanente, un marasme contre lequel il engage une lutte quotidienne. Cioran : « On écrit avec ses impuretés, ses conflits non résolus, ses défauts, ses ressentiments, ses restes adamiques ». Plus une pensée se malléabilise, plus elle se renforce, plus elle s’impose comme un absolu despotique. Toute maxime, aphorisme, principe, contient à des degrés variés des relents d’assujettissements. C’est la manière singulière de Cioran de bousculer l’évidence, de déconcerter d’un seul branle ce qui pourrait paraître aller de soi. Insatisfait, il s’oblige à pousser plus avant ses investigations, jusqu’à l’excès, les terminant par une pirouette stylistique qui signifie qu’on en a déjà trop dit. Il suffit de lire Précis de décomposition ou De l’inconvénient d’être né. On éprouve la sensation qu’il n’y a que le doute qui fasse vivre, que les certitudes ont quelque chose de pathétique, sinon de saugrenu, pouvant conduire à un comique impayable. Rien d’étonnant de la part d’un homme venant d’une autre partie de l’Europe où le burlesque est roi, jusqu’à la caricature, jusqu’au fou rire assorti d’un clin d’œil. Car rire, écrit Cioran, signifie qu’on est encore maître de tout. Ses aphorismes se tiennent en apesanteur au-dessus de nos destinées sentimentales.
Pour Cioran, la fin de l’Empire austro-hongrois fut en quelque sorte la fin d’un monde, de ce monde d’hier dont parlait Stefan Zweig et qui définitivement conditionne le regard porté sur le monde. Il suffit de lire Syllogismes de l’amertume. Cioran pense que ce qui arrive à l’homme ne peut s’achever qu’en intolérance. Et si la mort fait partie de la vie, et si le recours au suicide peut s’expliquer, c’est à tout prendre l’écriture qui est salvatrice parce qu’elle est « le seul traitement quand on ne prend pas de médicaments ». La lecture de Cioran déclenche un nombre non négligeable de déflagrations dans les esprits bardés de certitude. Coexiste chez lui comme chez Emily Dickinson l’oscillation perpétuelle entre l’extase et l’angoisse. Ses mots frottés les uns contre les autres amènent l’embrasement. Le Français s’écoute parler, savoure son éloquence, écrit Cioran. Contre cette prédisposition il a choisi le condensé, le décapant, le paradoxal ; l’ellipse contre la logorrhée. Plus qu’un sceptique, Cioran adopte un détachement qui s’exprime par une forme de dérision. Sa tournure d’esprit ressemble étrangement à celle du baryton/écrivain tchèque Léo Slezak (1873-1946) capable de se moquer de ses propres performances vocales.

Alfred Eibel

Cioran et ses contemporains. Essais sous la direction de Yun Sun Limet, Pierre-Emmanuel Dauzat, Pierre Guillaume de Roux, 340 p., 26,50 €.

 

Cioran : Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1728 p., 56 € prix de lancement jusqu’au 31 mars 2012. 63 € après cette date.

 

 

 
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Publié par le novembre 19, 2011 dans Uncategorized

 

Aphorismes. Dires et contre-dires, de Karl Kraus

S’il y en a un qui n’a jamais pu encaisser les journalistes c’est bien l’écrivain autrichien Karl Kraus (1874-1936). Dès 1899, il fonde la revue Die Fackel (Le Flambeau) qu’il animera jusqu’à la fin de ses jours. La tête dans les étoiles, les pieds sur terre, marchant à pas comptés, le cœur en souffrance, Karl Kraus s’afflige du chemin emprunté par l’humanité. Il s’attaque à la dépravation du langage. Ce qu’on appelle pompeusement la culture n’est pas non plus sa tasse de thé. L’érudition trouve toujours place dans les têtes creuses. La littérature de bon goût l’écœure. La politique sociale à ses yeux est une décision désespérée qui consiste à opérer un cancéreux d’un cor au pied. Il est hanté par la lâcheté des dirigeants, l’abaissement de l’esprit, la veulerie de la presse ; par le parlementarisme qui est l’encasernement de la prostitution politique. Il prophétise que la publicité va submerger le monde et le rendre encore plus balourd. Il affirme que l’école n’est pas là pour accumuler un savoir pratique. Il dénonce la multiplication des scandales, la corruption de l’ensemble des systèmes. Sarcastique, incisif, iconoclaste, satiriste impénitent il est à n’en pas douter le produit et le révélateur de la civilisation austro-hongroise. Il prétend que la société a besoin de femmes qui ont mauvais caractère. On songe en le lisant à ce que Julien Benda écrivait à la fin de sa vie dans Mémoires d’infra-tombe : « Mes contemporains ne sauront jamais à quel point je les aurai méprisés ».

Alfred Eibel

Bibliothèque Rivages, 209 p., 18,50 €.

 
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Publié par le novembre 17, 2011 dans Uncategorized

 

Daniel Garcia et Janine Marc-Pezet : C’était Bory

Qui se souvient de Jean-Louis Bory ? Qui se souvient du phénomène ? De ses joutes avec Georges Charensol sur le cinéma au Masque et la plume ? Qui se souvient de cet agrégé de lettres  classiques, longtemps enseignant, né en 1919, prix Goncourt à 26 ans pour Mon village à l’heure allemande ? Non content d’écrire des romans, Bory est journaliste au Nouvel Observateur. Il adapte pour la télévision Balzac, Barbey d’Aurevilly. Il devient scénariste de Riccardo Freda. Écrivain engagé, trublion de gauche, il est l’ami de Jacques Chardonne. Paul Morand aimait son style direct, familier, canaille. Tout cela ne ressemble-t-il pas à une Atlantide engloutie dans nos mémoires défaillantes ? Autrement dit, cet homme à la prodigieuse vitalité est tombé dans l’oubli, de par l’incuriosité de nos hommes des cavernes. Les éditions Cartouche le repêche, le commémorent, encouragent le lecteur à y aller voir de plus près. Jean-Louis Bory était un homme brillant, enthousiaste, porteur d’une vaste culture qu’il savait monter en épingle avec panache. Hanté par la vieillesse, ne dissimulant pas son homosexualité, iconoclaste, précurseur des événements de mai 68, il avait le rire communicatif. Puis, tout à trac, la dégringolade, l’auto-flagellation, se dépouillant de son plumage, se présentant comme un hâbleur professionnel. Il se suicide en 1979. On trouvera dans ce volume des textes inédits, une rencontre avec Colette, des pages sur le snobisme, le synopsis d’un film et sa voix conservée en deux CD inclus dans le livre.

Alfred Eibel

Éditions Cartouche, 122 p., 28 €.

 
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Publié par le novembre 17, 2011 dans Uncategorized

 

Chroniques de l’Occident nomade, de Aude Seigne

Cette genevoise de 26 ans a parcouru la planète. Australie, Canada, Italie, Maroc, L’Europe de l’Est, Les Indes, la Syrie, la Turquie, etc. Voyageuse à l’écart de ces écrivains voyageurs qui nous expliquent la singularité des peuples. D’abord, dit Aude il faut se botter pour partir, tenir les rênes de son destin en main. Après, vient la minute malheureuse, suit un instant de bonheur. On frissonne, on revêt l’habit du poète, on affronte la densité sémantique des villes. Aude pose son barda ; repart, sous un soleil de plomb, se mêle à la foule, reprend son ego, change de registre, fait de ses pensées un cocktail détonnant, se laisse emporter par une petite aventure amoureuse. Elle raconte le monde dans sa discontinuité, capte ce qu’expriment les passants. Bien voyager, c’est connaître la rue. D’un continent à l’autre revient une rengaine, liberté et plaisirs vifs conjugués. Les imprévus sont éprouvants, les souffrances atténuées. Voyager pour Aude est une éternelle école buissonnière. Je veux tout goûter, dit-elle, y compris la peur, si présente dans les voyages et pourtant passée sous silence par les voyageurs. On passe par là avec le désir d’être heureux partout. On ne s’étonne de rien ; on apprend à mieux se connaître, le corps disponible, l’esprit aux aguets. En quatorze semaines consécutives d’expédition Aude s’informe, se stimule, attend la saison bigarré. « Le voyage offre aussi l’occasion de faire des pieds de nez à la causalité » écrit-elle. Aude se méfie des voyageurs qui racontent avec moult détails l’homme extraordinaire rencontré, la femme admirable. Aude fait un devoir d’exprimer l’essentiel. Ce livre remarquable vaut les témoignages les plus probants des globe-trotters. Avec Aude le naturel revient au galop dans sa prose fluide, premier jet dirait-on qui ajoute à l’agrément de ces chroniques.

Alfred Eibel

Editions Zoé

 
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Publié par le novembre 17, 2011 dans Uncategorized

 

Vaches noires, de Roland Topor

Méconnu de son vivant Roland Topor (1938-1997) tient sa revanche. Écrivain, dramaturge, poète, humoriste, chansonnier, cinéaste, acteur, photographe, ses dessins, ses peintures, ont pris de la valeur, ses livres sont réédités, un biographie le raconte. Son idée fixe : la liberté n’est pas une mince affaire. Trente textes pour le dire par la médiation d’un humour vachard. Pour lui tout promeneur traîne sa dose d’angoisse, tout mode d’emploi recèle sa part de félonie, tout objet d’usage courant se venge de n’être pas pris au sérieux. La preuve par l’absurde est supérieure à la preuve par neuf. Avoir l’esprit d’escalier évite de rater une marche. Cet homme de réflexions et d’aphorismes est persuadé que l’extravagance a sa logique. Ce ne sont pas les syllogismes de l’insoupçonné. Oublions les trompeuses espérances ; ne faisons pas impasse sur les trompeuses apparences. « Ne pas voir plus loin que le bout de son nez manque sans doute de largeur de vue, mais permet d’exister plus longtemps ». Topor est persuadé que les petites causes ont des effets orgasmiques. Il déconseille de prendre les accidents de la vie au sérieux car on se prive d’un fou rire inextinguible. S’il est qualifié de sage chinois par les connaisseurs, c’est parce qu’il connaît la valeur de son index. « Les faux monnayeurs, dit-il, n’ont jamais fabriqué une monnaie plus fausse que l’originale ». Avec cet homme on ne s’embarque pas pour Cythère, on s’embarque pour l’inconcevable clystère.

Alfred Eibel

Editions Wombat, 155 p., 15 €.

 
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Publié par le novembre 10, 2011 dans Uncategorized

 

Le Bloc, de Jérôme Leroy

La littérature dont on enverrait volontiers des tendres stocks au diable, réserve ici et là quelques bonnes surprises au lecteur blasé. Le dernier roman de Jérôme Leroy imagine que le Bloc patriotique, un parti d’extrême droite, est sur le point d’entrer au gouvernement. Rencontre avec deux personnages représentatifs : Antoine Maynard, un intellectuel panaché, marié à la fille du patron du Bloc, est un gars offensif, fonceur, un mec de la castagne, secondé par Stanko un de ces petits blancs becs déclassés, sans envergure, engagé dans le parti pour s’attribuer du caractère. Ils ont peur. Parce qu’ils s’imaginent qu’une horde de mahométans va les manger tout cru ; ils ont des affres, à l’idée de ne plus être des visages pâles ; ils sont plein d’effroi à l’idée d’être cernés par les nègres. Ecrit à la première personne, le je alternant avec le tu, Le Bloc possède la rage des livres de poids qui mettent le lecteur mal à l’aise. Personnages critiquables, haïssables, odieux, abjects. Plus on pousse, plus on est emporté par cette lave torrentielle qui charrie tout sur son passage, la bassesse, le jusqu’au-boutisme, la bêtise qui sourit et se veut aimable, l’épouvante pimenté de lâcheté. Le Bloc vous happe, vous bouscule, vous poursuit jusqu’à la dernière page. Il rejoint Les poulpes de Raymond Guerin, il préconise de méditer sur Le désert des tartares de Dino Buzzati. Dans cette France décrite au bord du gouffre, il oblige à regarder le soleil en face. La révolution n’est pas un dîner de gala écrivait Mao Zedong. La littérature non plus.

Alfred Eibel

Gallimard – Série Noire, 295 p., 17,50 €.

 
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Publié par le novembre 10, 2011 dans Uncategorized

 

Modernité, d’Italo Svevo

Avec Una Vita (1892), Senilita (1898) et La conscience de Zeno (1923), Italo Svevo (1861-1928) trouve sa place entre Proust et Joyce. Industriel dans les années 20 il est appelé à se rendre à Londres pour ses affaires. Il débarque à la charnière de deux mondes. Les fiacres se raréfient ; l’automobile apparaît plein d’ostentation et accélère. Svevo y voit un affrontement entre la vitesse et la bienveillance des hommes habitués à prendre leur temps. Dans ces chroniques publiées dans la presse triestine, il découvre l’ouvrier réclamant un meilleur salaire. L’obtenant, il quitte le centre ville, s’installe dans un quartier tranquille. Londres bouillonne. « A peine le monde du travail se profile-t-il à l’horizon que les plus riches fuient » remarque Svevo qui aligne les points de vue, met en évidence les contradictions d’une société en pleine mutation. Remarque, que l’aversion envers le peuple allemand est une vieille histoire. Admet qu’on puisse changer d’avis dix fois par jour selon les personnes que l’on rencontre. La vie, dit-il, n’est ni belle, ni laide, elle est originale. L’originalité des londoniens l’épate sans le séduire. Svevo est l’homme des diagnostics. Il observe les prémices d’un monde en devenir qui annonce la globalité de ce que nous vivons, ses incompréhensions, ses coutumes, ses mœurs, dans une Europe bigarrée. Il rapporte ce mot inattendu de Trotski : « L’Angleterre est un pays terrible ».

Alfred Eibel

Finitude, 149 p., 15,50 €.

 
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Publié par le novembre 10, 2011 dans Uncategorized