VAL DE GRÂCE est l’histoire d’une enfance choyée, protégée de tout ce qui menace ordinairement cet âge si fragile. Dans cette paisible rue du Vème arrondissement de Paris, la petite Colombe connaît jour après jour des bonheurs dont la rareté ne lui apparaîtra que bien plus tard, lorsque la maladie et la mort auront accompli leur besogne, lorsque le paradis dévoilera son envers et qu’émergeront enfin dans leur cruelle vérité les traumatismes de la génération antérieure.
« Val de Grâce » est de nom d’un quartier, d’une rue, d’une église, d’un hôpital. Mais, pour la jeune Colombe, c’est celui d’un appartement qui continuera d’occuper chaque recoin de sa mémoire visuelle, tactile, auditive, olfactive. La femme d’aujourd’hui n’a rien oublié de la fastueuse, vertigineuse accumulation d’objets, meubles, accessoires, vêtements et fourrures qui occupe les lieux ; rien oublié des parfums, des sons, des couleurs qui comblent ses sens et lui font le plus féerique des quotidiens. Un tel déploiement aurait étouffé les enfants Schneck, comme finit par vous écœurer « le goût d’une vie trop sucrée » s’ils n’avaient eu la chance de participer aussi étroitement à la vie privée de leurs parents, jusqu’à écouter très librement les confidences amoureuses de leurs amies.
Cette liberté fut, curieusement, garantie et confortée par une organisation très rigoureuse, ne supportant aucun relâchement. Au Val de Grâce, l’emploi du temps est réglé dans les moindres détails. Les enfants et leur ange gardien, la précieuse, l’irremplaçable Madame Jacqueline, sont pris en main à chaque instant de la journée, du soir et matin. Sur un grand cahier, la mère a consigné les horaires des cours, les séances chez le psy, les visites au dentiste, la composition des repas, les médicaments prescrits, etc. Ces listes exhaustives continueront des années durant, mêlant aux tâches à long terme, périodiquement reportées, les détails les plus triviaux de la journée en cours.
Que pourrait-il arriver de fâcheux dans un monde à la fois aussi libre et aussi quadrillé? L’amour parental y est si généreusement prodigué qu’aucune demande enfantine ne paraît excessive. Tout devient possible, il suffit de demander, et c’est ainsi que Colombe, fan de Fred Astaire, obtiendra de partir à huit ans pour les États-Unis afin danser avec son idole sur un numéro de « Shall We Dance ».
Faut-il, à ce stade, enfoncer une porte ouverte et rappeler ce plat cliché que la vie n’est pas un conte de fées? Loyale avec ses lecteurs, l’auteur joue cartes sur table, en préfigurant la chute inévitable de cette belle (trop belle?) histoire. Nous savons vite que la mère sera emportée en quelques mois, que Madame Jacqueline mourra, que l’argent de la famille fondra comme neige au soleil, qu’il faudra sortir de l’enfance et fermer pour toujours la porte du vaste appartement. Tout cela, énoncé sur le ton de l’évidence, sans nul effet; ne nous rend pas moins déchirant l’adieu de la narratrice à ce qu’elle a aimé de toutes ses forces, ni moins pathétique son attachement aux rares reliques du passé, comme cette montre d’un modèle unique, si précieuse, si fragile que Colombe tremble de la voir se briser ou expirer sous une seule goutte d’eau.
Hériter, c’est bien plus que prendre en charge une myriade d’objets dépareillés, abimés, hors d’usage ; c’est recevoir en partage l’histoire de ses parents, en comprendre le sens avec des années de retard tout en continuant de se heurter à d’insolubles mystères. C’est voir se dissiper les mensonges protecteurs dont les adultes entourèrent votre enfance avec l’espoir d’effacer d’un tour de passe-passe les horreurs qu’ils vécurent au même âge. Dans les récits du père de Colombe, même la guerre était censée se métamorphoser en une merveilleuse aventure de jeunesse. Rien ne devait jamais troubler le bonheur et la quiétude de son enfant. Dans ce cocon, même la chute d’une assiette participait de l’illusion que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes : l’assiette était moche ou devenue inutile.
Les enfants commencent à devenir adultes lorsqu’ils comprennent que chaque film ne se conclut pas sur un happy end ; que la félicité de leurs jeunes années est parfois la contrepartie d’un drame caché. Dans les dernières pages, déchirantes, de Val de Grâce, s’exhume ce passé tragique, qui fait remonter les secrets d’une enfance traquée, les fuites de caves en couvent, une conversion subie dans l’horreur à une foi détestée, et la paix revenue, le scandale de la spoliation. Devenir adulte dans ces conditions, c’est comprendre que votre bonheur a été payé d’avance par les souffrances et les terreurs de la génération d’avant. Et que le confort idyllique de vos jeunes années était le plus beau cadeau (le seul peut-être) que vos parents pouvaient vous offrir à partir de leur propre histoire, enfouie, déniée, transcendée pour le meilleur et pour pire.
Olivier Eyquem