L’œuvre littéraire de l’écrivain autrichien Karl Kraus (1874-1936) est mal connue en France. Peu de traducteurs se sont aventurés à l’exercice de médiation qui relève de l’art entre la si particulière langue viennoise des XIXe-XXe siècles et la langue française. De surcroît, les tentatives faites pour rendre possible dans l’espace linguistique français la connaissance de celui que son contemporain Musil rangeait dans la catégorie des « dictateurs de l’esprit », se sont heurtées à la matière même de l’œuvre faite de questionnements incisifs incitant à la réflexion sans jamais conclure.
Parmi les écrits de Karl Kraus, ses nombreux aphorismes demeurent l’élément-clé de l’œuvre. Avec Il ne suffit pas de lire, Alfred Eibel, lui-même d’origine viennoise et traducteur de nombreux auteurs, présente ici avec talent la traduction d’un certain nombre d’entre eux, nous précisant d’emblée que l’homme est infréquentable. Pamphlétaire redouté, il déteste ses contemporains, ne supporte pas la critique, pourfend impitoyablement la société viennoise et les compromis de ses confrères de la presse inféodés au pouvoir de l’argent. Il propose une perception toute personnelle des femmes qui ferait hurler de rage les féministes bon teint de notre société contemporaine : « Chez la femme, rien n’est impénétrable sauf sa superficialité », ou encore : « Quand la femme s’attend à un miracle, il en résulte un rendez-vous manqué. Par manque de ponctualité ».
Tel Diogène haranguant les foules avec cynisme, Kraus fut apprécié pour ses célèbres lectures publiques où ses aphorismes déclamés dans l’instant trouvaient la place de choix au bon moment. De quoi décupler la difficulté de traduction car il convient alors d’en retrouver toute l’inspiration et toutes les harmoniques. C’est sans aucun doute ce qu’a vécu Alfred Eibel dans cette expérience où il importe de « surprendre les insinuations » sans pour autant que la traduction soit plus claire, plus intelligible que l’original. Sans oublier aussi la célèbre définition donnée par Karl Kraus lui-même de ses aphorismes qui ne sont, au choix et en même temps, que des « vérités à demi » ou des « vérités et demie ».
Loin des « bons mots » consistant à en faire des vérités, les aphorismes de Karl Kraus sont parfois à rapprocher des syllogismes, aveux et anathèmes conçus par Emil Cioran dans le silence et la solitude de sa chambre de la rue de l’Odéon, pris dans un univers instable, dans un ensemble sans solution, irrésolu.
Un recueil de sentences sans thème précis dont le lecteur appréciera la vivacité autant qu’il percevra la promptitude de l’esprit de Karl Kraus, mais aussi toutes ses contradictions. À la condition d’en privilégier une lecture sélective et dans le temps, plutôt qu’in extenso.
Catherine Distinguin.