Je donnerai ici un autre exemple d’incohérence de pensée, et sur une question essentielle pour notre auteur. Drieu, narrateur de Gilles, nous dit de son personnage : « Il sentait avec angoisse, et avec volupté dans l’angoisse, l’aventure humaine comme une aventure mortelle… à moins qu’elle ne se renonce, se désincarne et, avouant son épuisement, se rejette en Dieu ». (« La Permission », VIII. Les points de suspension sont dans le texte). Vue nietzschéenne, une cinquantaine de pages plus loin (chap.XIV) nous assure qu’existe, inaperçu de « la politique et l’histoire », « Dieu terriblement présent partout à travers mille dieux ». Puis, quelque cent-soixante-dix pages au-delà (« L’Élysée », XVII), quand Gilles saisit l’horreur dans une tranchée de Verdun – un souvenir à cet endroit du roman -, prononce, enragé : « Dieu n’existe pas », l’univers sur-le-champ se retrouve « sans queue ni tête ».
Mais, réflexion faite (admirons cette « réflexion », pur sentiment de « fait »), il voyait bien que le monde existait, magnifique et puissant, et qu’existait Dieu qui avait créé ce monde ». Et ce qui le lui « prouve », c’est l’existence de Dora, la forte femme aimée – laquelle vient de le quitter. Nous sommes donc passés, sans que l’on nous parle d’une évolution du personnage à cet égard, de Nietzche au christianisme avec un détour par une divinité manifestée en mainte incarnation, à l’hindoue, et chaque fois sans le plus petit doute.
Tout cela décidément n’apparait guère convaincant.
Sur un autre point métaphysique, Drieu en revanche se montre constant : « le néant n’existe pas », nulle hésitation là-dessus pour son porte-parole, qui se le redit devant une autre femme aimée, mourante (« L’Apocalypse », XI). Mêmement Geneviève, face à l’agonie d’Agnès sa mère dans Rêveuse bourgeoisie (V, II) : « … c’est peut-être l’immortalité qui, au dernier moment, épouvante les humains, au-delà du déchirement et de l’agonie de peines et de joies, de fatigue et de rebondissement ». Pour l’agonisant, il n’y a que « l’horrible déchirure ». Souffrant de cette déchirure, il souhaite dormir. Mais il ne dormira pas. Immortalité non chrétienne mais, comme on voit, d’une vague espèce d’Éternel Retour. Drieu eût certainement approuvé Baudelaire « expliquant » l’incroyance de George Sand à un au-delà par sa « paresse », – toutes assertions hautement gratuites autant qu’étrangères à la plus petite capacité critique.
Puisque je viens d’évoquer Rêveuse bourgeoisie : les thuriféraires de Drieu le considèrent en général comme l’un de ses deux grands romans par son ampleur et étouffement, l’autre bien sûr, dans cette vue, étant Gilles. Pour ma part, je ne le pense aucunement : étouffement de pure apparence, fausse ampleur et vraie boursouflure – ces répétitives 350 pages eussent fort gagné à une réduction d’un bon tiers ; et la langue, en phrases courtes, assez sèches, souvent plates, est de très loin moins intéressante que celle, plutôt complexe, sur laquelle je reviendrai, de Gilles, écrit à la suite ; et pareillement en va-t-il pour la composition. Rêveuse bourgeoisie est l’une des plus sinistres fictions qui ait été peinte, avec
une serpentine et étouffante constriction, une famille en l’occurrence de la classe moyenne de cette époque – plutôt upper middle class dans les personnes des grands-parents – dépouillée inexorablement de son statut, du fait d’un raté mythomane et adultère. Drieu y a mis sa haine et son mépris entiers à l’encontre de son père et de sa mère, montrés en lâches faillis. Lui-même s’étant projeté en cet Yves (qui échoue au concours des sciences politiques en 1913 tel son créateur), sorte de Gilles d’Afrique où il a fui les siens, d’une gangrène dans la cuisse après jambe amputée ; assez grosse ficelle, entre nous, de cette fin rimbaldienne, moins la Saison en enfer et les Illuminations.
Et que de pleurs en cette terrible geôle familiale, de partout : un déluge lacrymal. Dans Gilles on louera ce bain censément vivifiant, lors des retrouvailles avec le tuteur Carentar (les funestes géniteurs ici disparus) : « … lustration par les larmes. Nos ancêtres pleuraient beaucoup « (La Permission, XII) ». Si oui, peut-être n’est-ce pas ce que les intéressés ont fait de plus admirable. – Gilles n’y manque pas avec Dora et par elle ; puis avec Berthe, son dernier amour : « Torrents de larmes, sanglots, spasmes, râles… » (« L’apocalypse », XII) : drôle de proto fasciste, à cette étape de son parcours. On se croirait plutôt, horribile dictu, dans un roman du XVIIIe siècle tel La Religieuse de Diderot, ou romantique du XIXe. – À ce trait, se dénonce l’homme du Nord qui tient la présente plume, l’œil déplorablement sec.
Stylistico-sémantique.
Une caractéristique de l’écriture de Drieu dans son ensemble, et qui me retint dès la première fois que je le lus, gît dans la qualification multiple d’un état ou d’une circonstance psychologique, par une série d’adjectifs très distincts, voire opposés, à l’intérieur d’une même phrase, ou dans le cours de deux phrases successives : impression d’une combinaison d’affects, qui s’associent, se combattent ou s’étagent en une manière de spirale dialectique. J’ai cité plus haut la réaction de Caël apprenant que son galant bras droit l’espionne au profit de la police, qui a barre sur lui pour l’avoir arrêté en de mauvais lieux homosexuels, inclination qui ne peut que répugner – comme à son modèle Breton – au chef du groupe Révolte : « Cela le flattait, l’épouvantait et l’enrageait ». Voici, dans Gilles toujours, l’accueil de la fin du discours de Clérence au congrès du Parti radical (« L’Apocalypse », VII) : « Il termina dans un grand applaudissement où il y avait de la surprise, de l’ahurissement, de l’admiration, un abandon effrayé, une supplication conjuratrice » : faisceau (bundle) de perceptions, pour reprendre l’expression fameuse de Hume à propos du Moi.
Dans L’homme à cheval, cette allure spirale typique : « mais je n’étais habile qu’aux idées ou à l’action seulement dans ces moments de l’action qui sont si intenses que celle-ci s’épure et devient aussi prompte et simple que la pensée » (III, III) – En passant : « seulement dans ces moments » : assonance évitable sur le plan euphonique.
On pourrait sans peine produire mainte autre illustration que ce genre de séries ordonnées dans le disparate et de torsions rassembleuses – provisoirement, dans le discours romanesque : micro-psychologie qui, à mon estime, suscite l’adhésion.
Pierre Crescent
(à suivre)