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Archives Mensuelles: juillet 2014

Pierre Crescent : À propos de Drieu La Rochelle (1-

Je donnerai ici un autre exemple d’incohérence de pensée, et sur une question essentielle pour notre auteur. Drieu, narrateur de Gilles, nous dit de son personnage : « Il sentait avec angoisse, et avec volupté dans l’angoisse, l’aventure humaine comme une aventure mortelle… à moins qu’elle ne se renonce, se désincarne et, avouant son épuisement, se rejette en Dieu ». (« La Permission », VIII. Les points de suspension sont dans le texte). Vue nietzschéenne, une cinquantaine de pages plus loin (chap.XIV) nous assure qu’existe, inaperçu de « la politique et l’histoire », « Dieu terriblement présent partout à travers mille dieux ». Puis, quelque cent-soixante-dix pages au-delà (« L’Élysée », XVII), quand Gilles saisit l’horreur dans une tranchée de Verdun – un souvenir à cet endroit du roman -, prononce, enragé : « Dieu n’existe pas », l’univers sur-le-champ se retrouve « sans queue ni tête ».
Mais, réflexion faite (admirons cette « réflexion », pur sentiment de « fait »), il voyait bien que le monde existait, magnifique et puissant, et qu’existait Dieu qui avait créé ce monde ». Et ce qui le lui « prouve », c’est l’existence de Dora, la forte femme aimée – laquelle vient de le quitter. Nous sommes donc passés, sans que l’on nous parle d’une évolution du personnage à cet égard, de Nietzche au christianisme avec un détour par une divinité manifestée en mainte incarnation, à l’hindoue, et chaque fois sans le plus petit doute.
Tout cela décidément n’apparait guère convaincant.
Sur un autre point métaphysique, Drieu en revanche se montre constant : « le néant n’existe pas », nulle hésitation là-dessus pour son porte-parole, qui se le redit devant une autre femme aimée, mourante (« L’Apocalypse », XI). Mêmement Geneviève, face à l’agonie d’Agnès sa mère dans Rêveuse bourgeoisie (V, II) : « … c’est peut-être l’immortalité qui, au dernier moment, épouvante les humains, au-delà du déchirement et de l’agonie de peines et de joies, de fatigue et de rebondissement ». Pour l’agonisant, il n’y a que « l’horrible déchirure ». Souffrant de cette déchirure, il souhaite dormir. Mais il ne dormira pas. Immortalité non chrétienne mais, comme on voit, d’une vague espèce d’Éternel Retour. Drieu eût certainement approuvé Baudelaire « expliquant » l’incroyance de George Sand à un au-delà par sa « paresse », – toutes assertions hautement gratuites autant qu’étrangères à la plus petite capacité critique.

Puisque je viens d’évoquer Rêveuse bourgeoisie : les thuriféraires de Drieu le considèrent en général comme l’un de ses deux grands romans par son ampleur et étouffement, l’autre bien sûr, dans cette vue, étant Gilles. Pour ma part, je ne le pense aucunement : étouffement de pure apparence, fausse ampleur et vraie boursouflure – ces répétitives 350 pages eussent fort gagné à une réduction d’un bon tiers ; et la langue, en phrases courtes, assez sèches, souvent plates, est de très loin moins intéressante que celle, plutôt complexe, sur laquelle je reviendrai, de Gilles, écrit à la suite ; et pareillement en va-t-il pour la composition. Rêveuse bourgeoisie est l’une des plus sinistres fictions qui ait été peinte, avec
une serpentine et étouffante constriction, une famille en l’occurrence de la classe moyenne de cette époque – plutôt upper middle class dans les personnes des grands-parents – dépouillée inexorablement de son statut, du fait d’un raté mythomane et adultère. Drieu y a mis sa haine et son mépris entiers à l’encontre de son père et de sa mère, montrés en lâches faillis. Lui-même s’étant projeté en cet Yves (qui échoue au concours des sciences politiques en 1913 tel son créateur), sorte de Gilles d’Afrique où il a fui les siens, d’une gangrène dans la cuisse après jambe amputée ; assez grosse ficelle, entre nous, de cette fin rimbaldienne, moins la Saison en enfer et les Illuminations.
Et que de pleurs en cette terrible geôle familiale, de partout : un déluge lacrymal. Dans Gilles on louera ce bain censément vivifiant, lors des retrouvailles avec le tuteur Carentar (les funestes géniteurs ici disparus) : « … lustration par les larmes. Nos ancêtres pleuraient beaucoup « (La Permission, XII) ». Si oui, peut-être n’est-ce pas ce que les intéressés ont fait de plus admirable. – Gilles n’y manque pas avec Dora et par elle ; puis avec Berthe, son dernier amour : « Torrents de larmes, sanglots, spasmes, râles… » (« L’apocalypse », XII) : drôle de proto fasciste, à cette étape de son parcours. On se croirait plutôt, horribile dictu, dans un roman du XVIIIe siècle tel La Religieuse de Diderot, ou romantique du XIXe. – À ce trait, se dénonce l’homme du Nord qui tient la présente plume, l’œil déplorablement sec.

Stylistico-sémantique.

Une caractéristique de l’écriture de Drieu dans son ensemble, et qui me retint dès la première fois que je le lus, gît dans la qualification multiple d’un état ou d’une circonstance psychologique, par une série d’adjectifs très distincts, voire opposés, à l’intérieur d’une même phrase, ou dans le cours de deux phrases successives : impression d’une combinaison d’affects, qui s’associent, se combattent ou s’étagent en une manière de spirale dialectique. J’ai cité plus haut la réaction de Caël apprenant que son galant bras droit l’espionne au profit de la police, qui a barre sur lui pour l’avoir arrêté en de mauvais lieux homosexuels, inclination qui ne peut que répugner – comme à son modèle Breton – au chef du groupe Révolte : «  Cela le flattait, l’épouvantait et l’enrageait ». Voici, dans Gilles toujours, l’accueil de la fin du discours de Clérence au congrès du Parti radical (« L’Apocalypse », VII) : « Il termina dans un grand applaudissement où il y avait de la surprise, de l’ahurissement, de l’admiration, un abandon effrayé, une supplication conjuratrice » : faisceau (bundle) de perceptions, pour reprendre l’expression fameuse de Hume à propos du Moi.
Dans L’homme à cheval, cette allure spirale typique : « mais je n’étais habile qu’aux idées ou à l’action seulement dans ces moments de l’action qui sont si intenses que celle-ci s’épure et devient aussi prompte et simple que la pensée » (III, III) – En passant : « seulement dans ces moments » : assonance évitable sur le plan euphonique.
On pourrait sans peine produire mainte autre illustration que ce genre de séries ordonnées dans le disparate et de torsions rassembleuses – provisoirement, dans le discours romanesque : micro-psychologie qui, à mon estime, suscite l’adhésion.

Pierre Crescent
(à suivre)

 

 
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Publié par le juillet 27, 2014 dans Uncategorized

 

Christian Estèbe : Toutes les barques s’appellent Emma

Livre de la rentrée littéraire

Steve, persécuté par sa compagne, trouve refuge chez le libraire Jean Achab. Les livres sont autant de blindés face à l’intruse. C’était sans compter sans une jeune vendeuse qui lui tourneboule le cerveau. Défilent un nombre d’écrivains oubliés tels des fantômes. Cette librairie, fourrée de littérature comme on fourre la volaille, nous est présentée par Christian Estèbe, épicurien, à la verve allant parfois jusqu’au défoulement. Après tout, le livre n’est qu’une marchandise périssable. L’arche de Noé dont l’auteur tient fermement le gouvernail, emporte une littérature épargnée par le temps.

Alfred Eibel
Éditions Finitude
188 p. 18 €

 
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Publié par le juillet 27, 2014 dans Uncategorized

 

Noëlle Revaz : l’infini livre

Livre de la rentrée littéraire

Jenna et sa rivale Joanna sont deux romancières à succès, chouchous des plateaux télé, non pour leurs livres qu’on ne lit pas, mais pour les soumettre à une série de questions déconcertantes et bêtes. Aimez-vous les enfants, la musique, votre mari. Quel est le titre de votre prochain livre ? À la manière de Swift, Noëlle Revaz attaque le mercantilisme littéraire, s’en prend à l’avalanche de bouquins, nouveau tonneau des Danaïdes d’une télé réalité des lettres, le livre étant devenu un objet obsolète.

Alfred Eibel
Éditions Zoé
313 p. 22 €

 
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Publié par le juillet 27, 2014 dans Uncategorized

 

L’Automne des incompris, de Hugo Ehrhard

Livre de la rentrée

Franck Segondi travaille pour une compagnie aérienne à bas prix. Un métier routinier, sans bouffées romanesques, un vocabulaire à trous d’air. Anticonformiste, il rêve de changer d’existence et de forme de pensée. La ronflante République humaniste indépendante de Vorukhsten lui offre cette opportunité. Entre temps, il rencontre Kirsten belle et ardente femme de 34 ans peu portée à la glose sans perdre de vue les hautes cimes. Hugo Ehrhard, dans une prose élaborée, se rit d’un monde meilleur, immunisé contre les illusions. Seul l’humour, nous dit-il, nous sauve d’un changement indéfiniment reporté.

Alfred Eibel

Le Dilettante
250 p., 17 €

 
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Publié par le juillet 27, 2014 dans Uncategorized

 

UN DIABLE D’HOMME, PROBABLEMENT (à propos de « JEUNE FILLE » d’Anne Wiazemsky)

C’est un nouveau récit d’apprentissage que nous livre ici Anne Wiazemsky. L’histoire d’une mutation, chevillée à une réflexion adulte sur les rapports de pouvoir et de séduction mutuelle que la réalisation d’un film fait surgir entre un metteur en scène et son actrice.
Avant de présenter Anne à Robert Bresson, son amie Florence Delay (la Jeanne du « Procès de Jeanne d’Arc ») lui a fait une confidence qui a tout l’air d’un encouragement, voire d’une prescription : « Il va t’aimer, tu seras heureuse. » N’est-il pas étrange de décrire ainsi un « simple » tournage à la virginale débutante de dix-sept qu’est Anne Wiazemsky? Mais rien ne sera simple en l’occurrence, et l’aventure (artistique, amoureuse ?) d’AU HASARD BALTHAZAR sous la houlette de Bresson s’annonce d’emblée exaltante et mouvementée. R. B. accroît le trouble d’Anne en adoptant tout de suite le ton d’un soupirant jaloux, alors même qu’il ne semble pas fixé sur le choix de son héroïne. Une première lecture à deux voix rassure la jeune fille sur son potentiel : « Nos respirations s’étaient vite accordées », dit-elle avec une feinte innocence, comme s’il ne s’agissait que d’exercices. Comblé par ce premier rendez-vous, Bresson lui remet le scénario de BATHAZAR (quel meilleur signe de confiance espérer à ce stade ?), et lui demande de revenir sans Florence, trop au fait de ses procédés.
Vient alors le premier essai caméra, épreuve intimidante qui vit trébucher des milliers de comédiens. Anne se place sans effort dans la lumière de Ghislan Cloquet, nounours attendri qui la protègera tout au long du film. Il lui suffit alors de suivre la voix de Robert Bresson, cette voix blanche qu’il exige d’elle : « Je devais m’en remettre à lui, accepter de m’abandonner ».
C’est alors que se dresse un obstacle imprévu. R. B. doit obtenir l’aval de François Mauriac, tuteur d’Anna, pour l’engager ; or, Claude, fils de l’écrivain, choisi pour transmettre le script, a réservé au cinéaste un accueil qu’il juge glacial. S’ensuit un stupéfiant coup de fil où un Bresson bouleversé, au comble de l’angoisse, déclare Anne « indispensable » à son projet. On imagine l’impact de cette « déclaration » dont on hésite à démêler la part de calcul et de manipulation. La « crise » se dénoue lorsque Mauriac donne de bon cœur sa bénédiction à Anne, comme il le fera un peu plus tard de l’entrée en scène de Godard. (Cf. « Une année studieuse »)
Florence, l’entremetteuse, se retire du jeu, non sans avoir distillé un puissant philtre d’amour : « Tu devras toujours lui obéir, apprendre la docilité, le don de soi. » C’est à peu de choses près ce qu’O s’entend dire au début de son Histoire ; Bresson en Sir Stephen ? On le croirait volontiers tant il met d’empressement à enfermer Anne en son domaine, à l’éloigner de ses amis (« Ne me parlez plus de ces gens qui me semblent bien ordinaires »). Ravie de passer entre les mains du grand coiffeur Alexandre, la débutante s’amuse comme une petite fille d’essayer, sous le regard effaré des vendeuses de la Samaritaine, les tenues rustiques et malséantes qu’impose son rôle. C’est que tout la surprend et lui plait dans cette aventure : « Je l’écoutais, disponible, séduite. » L’est-elle encore lorsqu’il lui prend la main durant une projection, la caresse, effleure sa joue, la sépare du reste de l’équipe, la fait coucher dans la chambre voisine, énonce sur le ton de l’évidence « Pendant le tournage, je vous veux tous les jours avec moi. » Les soirs aussi, dirait-on, puisqu’il l’escorte rituellement à travers le parc, profitant de la tombée de la nuit pour tenter de lui arracher un baiser, qu’elle lui refuse sans se laisser fléchir par ses plaintes (« Soyez gentille avec moi ». Ces timides assauts la mettent mal à l’aise, peur, honte, attirance se mêlant à un désir qu’elle ne sait identifier. Craignait de perdre pied, elle décide d’allumer un contre-feu : un amant, voilà ce qu’il lui faut pour résister aux avances de l’homme Bresson tout en se soumettant aux moindres demandes du metteur en scène. C’est ainsi qu’en toute discrétion, elle vit, à Paris, sa première nuit d’amour qui l’arrache un temps à l’inquiétante emprise du barbon (« Je comprenais qu’il avait perdu le pouvoir de me troubler ») et lui permet de le repousser avec assez de fermeté : c’est lui qui baissera les yeux…
Anne Wiazemsky relate avec une fraîcheur irrésistible cette riposte qui lui fait marquer une victoire, à défaut de gagner la « guerre » que continue d’être le tournage. R. B. dispose, en effet, d’atouts bien plus persuasifs que ceux de la novice, pieds et poings liée à celui qui aura toujours le dernier mot, fût-ce par des ruses éhontées. Les déclarations les plus tendres (« Votre peau est si douce », les soupirs (« Vous êtes méchante ! ») alternent avec des brimades dont elle perçoit sans mal le sens. Sur le plateau, R. B. loue son travail pour mieux rabaisser certains de ses partenaires (dont Pierre Klosswoski), taxés d’incompétence. Le viol, une des scènes des plus astreignantes, devient une épreuve de force. Après avoir tout donné dès la première prise, Anne est obligée d’en faire sept, jusqu’à ce que Cloquet expose et accuse Bresson de sadisme. Le réalisateur, haï d’une bonne partie de l’équipe, n’est pas au bout de peine, car l’Âne Balthazar n’en fait qu’à sa tête (« Il n’écoute jamais ce que je lui dis », geint R. B., insensible au grotesque du propos.) Une scène de gifle dévoile un sous-texte plus obscur. Bresson a, bien sûr, demandé que la claque administrée par « François » – un des « mauvais garçons » de l’histoire – soit feinte. Celle qu’Anne reçoit, la laisse groggy. Bresson se désole, patelin : « Ce n’est pas bien, François, pas bien du tout », mais quelques instants plus tard, Anne et Cloquet le surprennent en train de féliciter discrètement le « maladroit »…
Pourtant, comment résister à la gentillesse de l’équipe, à la magie sans pareilles des tournages de nuit, au charme de Bresson, à la sincérité de ses déclarations, à la ferveur de ses caresses, désamorcées par l’intime et discrète métamorphose de la jeune fille. Des années plus tard, la femme adulte pourra ainsi écrire : « Je savais que personne ne m’avait jamais regardé avec autant d’amour ». En fin de tournage, Bresson obtiendra d’elle qu’elle reste à ses côtés, cette fois sans malice, ni ruse, ni chantage.
ELLE : « J’ai été si heureuse auprès de vous .»
LUI : « Moi aussi, votre jeunesse m’a rendu jeune. »

Olivier Eyquem

 

 
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Publié par le juillet 20, 2014 dans Uncategorized

 

Chelsea romance de Marc Rombaut

Livre de la rentrée littéraire

Paris-Rome-Londres-Venise. Mais c’est à Londres que s’établit le narrateur « électron libre et hors des institutions », chineur et fournisseur d’œuvres d’art destinées à de riches amateurs, ce qui l’amène à voyager. Le monde frelaté décrit par Marc Rombaut vit dans l’urgence. Tant qu’il est encore temps, les citoyens fortunés se pressent de monnayer l’art, tandis que se multiplient des attentats en Europe et qu’on noie ses inquiétudes dans le champagne. Seule une femme, Sonia, sauve le narrateur d’une intranquillité annoncée.

Alfred Eibel

Pierre-Guillaume de Roux éditeur
203 p., 20 €

 
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Publié par le juillet 19, 2014 dans Uncategorized

 

UNE ANNÉE STUDIEUSE, d’Anne Wiazemsky

GOD ET ANNZ

Ce n’est pas un premier amour, mais tout comme, avec son cortège d’élans aveugles et de doutes lancinants. À dix-neuf ans, au sortir d’un premier film sous la direction de Bresson, Anne Wiazemsky écrit à Jean-Luc Godard une lettre de « fan », qui a tout d’une déclaration d’amour. Ingrid Bergman l’avait fait avec Rossellini quand elle aspirait à quitter Hollywood, mais le pari était tout autre puisqu’elle avait, dit-on, sollicité parallèlement d’autres « sauveurs ». La lettre d’Anne arrive miraculeusement à son destinataire… qui avait recouru à des sollicitations encore plus directes pour attirer l’attention d’une jeune inconnue qui deviendrait Anna Karina.
La lettre enflamme Godard, mais les contretemps s’accumulent, et les premières inquiétudes surgissent, qui perdureront de longs mois, en alternance avec de purs moments de bonheur. Quid de cette différence d’âge avec le réalisateur (dix-sept ans) ? Comment réagira sa mère ? Et son grand-père, François Mauriac, qui est aussi son tuteur ? Anne éprouve les douloureux vacillements de l’adolescence, se demande si cet amant fantasque, farceur, fougueux, mais parfois étrangement distant ne va pas sortir d’un coup de sa vie.
Un autre « mentor », providentiel, entre en scène : Francis Jeanson. Là aussi Anne n’y est allée par quatre chemins, en demandant à cet intime de Sartre d’assurer sa formation philosophique. Jeanson répond aussitôt « présent », avec une générosité qui force l’admiration. Il la traitera en égale, avec autant de délicatesse que d’humour, sans lui passer la moindre facilité, le moindre relâchement. Le gai savoir n’est pas un vain mot avec un initiateur aussi disponible, aussi encourageant.
Avec JLG, c’est tout différent bien sûr, mais aussi stimulant, car il multiplie à son adresse les petit cadeaux, les messages cryptés, les chapelets de citations. Charmée, mise en condition par ces jeux de piste, Anne croit pouvoir franchir le cap qui, du ludique, mène au réel. Elle présente innocemment Godard à sa mère… et c’est la catastrophe. Après cette rencontre glaciale, d’une grande violence, Anne se voit retomber sous la coupe du clan Mauriac. Elle se trompe à cet égard, car le « patriarche de Malagar » lui réserve quelques surprises…
Entre-temps, Anne poursuit tant bien que mal ses études à Nanterre. Son couple tangue, frôle le naufrage. La jeune fille (car on est jeune à dix-neuf ans, en 1966) se sent prisonnière de son amant, trop présent, étonnamment sans-gêne lorsqu’il insiste pour l’amener à la fac dans sa belle voiture de sport, qui ne manquera pas de les faire repérer. Après cela, Jean-Luc poussera l’inconscience jusqu’à lui acheter une voiture, alors qu’elle pas le permis, puis à suggérer, indécrottable, que la mère face office de chauffeur.
Reniée par cette dernière, repoussée par sa famille, Anne trouve en François Mauriac l’allié le plus précieux, le plus attendu pour qui connaît son goût de la provocation. L’écrivain, qui sait dans sa chair ce que signifie l’exclusion, se montrera fort tolérant. Le terrain ayant été préparé par l’habile Jeanson, il ne restera à Godard qu’à faire sa « demande » en tenue bourgeoise pour emporter le morceau…
Graves, tendres, souvent drôles, ses récits sont servis par une mémoire photographique qui a capté sur le champ l’essentiel, le restituant en une langue ardente et sincère. Aux marges de cette histoire narrée avec fraîcheur et vivacité, l’amateur de cinéma trouvera l’évocation « brute » du tournage de « La Chinoise ». Il s’amusera selon son humeur de l’accueil scandalisé de l’Ambassade de Chinois qui qualifiera le JLG de « crétin réactionnaire ». Il appréciera tout autant le souvenir d’une nuit d’amour chez Jeanne Moreau et d’une hilarante conférence de presse où Godard roulera chacun dans la farine, y compris le malheureux Jean Vilar aux prises avec une mémoire défaillante qui confond chinoise et tonkinoise… Historiettes, si l’on veut, délectables, émouvantes, qui suscitent sans peine la nostalgie…

Olivier Eyquem

 

 
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Publié par le juillet 13, 2014 dans Uncategorized

 

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PASCAL BRUCKNER : « Un bon fils »

couv un bon fils

L’amère ironie du titre n’échappera à personne. Comment Pascal Bruckner a-t-il pu devenir le « bon fils » d’un aussi mauvais père ? Enfant, il souhaita plus d’une fois une mort violente à cet abominable géniteur. Des légions de « bons fils » en ont fait autant, dans des circonstances bien plus ordinaires ; une remontrance infondée, une gifle, une privation de dessert suffisent parfois à éveiller des pulsions assassines qui retomberont très vite. Mais, ici, nous frôlons l’abjection, et Bruckner, avec un courage qu’on ne saurait prendre pour de l’impudeur, sonde ses plaies pour en remonter les pires saletés : violences verbales, puis physiques, humiliations odieuses infligées à une femme impuissante et consentante, terreurs nocturnes de l’enfant, entendant derrière les murs les insultes, puis les cris et les coups s’enchaîner en un infernal crescendo.
La cause semble entendue : rien ne peut excuser un tel homme, baissons le rideau sur ces confessions, tirons la chasse. Mais toute forme d’inhumanité mérite qu’on s’y attarde. Non pour la justifier ou mollement la « pardonner », mais pour en percevoir les nuances. Le « monstre », en l’espace de quelques pages, gagne en épaisseur et ne laisse de nous surprendre, tout comme il fascina (paralysa ?) les siens par sa culture, son érudition, ses talents culinaires et autres qualités non négligeables.
Que dire alors de sa victime ? Pascal Bruckner, aujourd’hui encore, se reproche de n’avoir pas osé intervenir pour mettre fin à l’ordalie maternelle. Il aurait dû… bien sûr, comme se le disent des millions « d’orphelins » adultes, car il y aura toujours en nous ce regret de n’avoir pas trouvé les mots, les gestes qui rendent plus agréables la vie de nos parents. Mais la mère, quelle que fût sa complicité avec son fils, avait verrouillé un « système » mettant en échec toutes ses tentatives pour lui offrir une autre existence. Dévote comme on pouvait l’être en ces temps, elle refusait obstinément d’envisager le divorce, alors même que son mari étalait insolemment ses conquêtes. Sa haine viscérale du corps, du sexe, et, globalement, de la Femme étouffèrent en elle toute trace de féminité et lui firent tenter d’écarter celles qui auraient pu « dévoyer » son fils et compromettre sa santé. (En vain, faut-il le préciser…) Épileptique dès la petite enfance de Pascal, elle le resta à vie, contracta une maladie de Parkinson, collectionna toutes les pathologies concevables. Ses derniers mois furent un calvaire qui, soudain, fit du père-monstre un modèle de dévouement. L’histoire ne s’arrête pas là, comme on verra bientôt.
Sombrer ou fuir, l’alternative était limpide. L’enfant commença par se construire une forteresse intérieure : le Verbe deviendrait son refuge pour la vie, avec pour compagnons les héros les plus délurés de la bande dessinée, puis les grandes figures du roman, et enfin les maîtres à penser, pères de substitution. Mieux encore : il mit à son service la « Plume », si agile à refaire la réalité dès qu’on sait la manier : « Je mis à écrire pour ne pas être écrit par les miens. » Plutôt que de se révolter, il adopte un « principe d’extériorité » qui le rend indifférent à tout ce qui pourrait l’entamer. Il découvre ainsi la vulnérabilité du « caïd », dominateur en privé, pleutre face à ses supérieurs.
Plus positivement encore, c’est la découverte éblouie de Paris, à quelques mois du grisant Mai 68 qui sera le tournant de la vie amoureuse, intellectuelle et idéologique vagabonde de Bruckner. « L’art d’écrire est inséparable d’un art de vivre », dit cet « électron libre » qui saura se distancier de Sartre et Barthes, mais aussi de sa propre génération qui après « avoir tué l’autorité paternelle s’est cherché désespérément des pères de remplacement. »
Au fil du temps, Bruckner réalise cependant que l’euphorie des sixties, la fuite hors du nid de vipères familial ne suffisent pas à exorciser le spectre paternel. L’empreinte se révèle bien plus profonde qu’il ne croyait : « Pendant des années, je me suis surpris à piquer des rages… dans ma voix, j’entendais la sienne. » Quoi qu’il fasse, Bruckner reste un « fils de », cherchant à sortir de la nasse, et sachant bien que « s’émanciper, c’est s’arracher à ses origines tout en les assumant. »
Cette tâche se révèle encore plus dure lorsque le père-monstre, fui depuis des années, fait son retour et exige une présence quotidienne. Après la mort de sa mère, Bruckner se retrouve donc démuni face à un vieillard devenu étranger. Mais comment repousser cet homme qui, après un illusoire virage à gauche, se répand à nouveau en ignominies racistes, antisémites, fascisantes ? Ordures aux lèvres, ordures piochées dans les poubelles, s’entassant un studio taudis infesté de cloportes. En un flash qui le ramène tout droit à son fantasme enfantin, son enfance, Bruckner se voit laisser tomber pour de vrai ce géniteur revenu empester sa vie par ses délires insanes. Un diabète à complications gangréneuses le fait partir en petits morceaux, jusqu’à ce qu’un arrêt cardiaque ait raison, en 2012, de celui qu’on souhaiterait n’avoir qu’à haïr et oublier au plus vite.
Dans des dernières pages chargées d’émotion, Bruckner s’abstient de jeter l’anathème : le dossier est déjà assez lourd. Il parle de « haine », mais aussi de « tendresse navrée, mâtinée d’exaspération », et reconnaît n’avoir pu se résoudre à l’abandon, comme le font tant de « fils de ». Il refusera de voir le cadavre, pour ne garder que l’ultime image « d’un homme souriant à la fenêtre », saluant gentiment son fils et sa petite-fille. Qui sait, ce triste individu était peut-être, aussi, capable du meilleur ? « Chaque homme est plus grand que lui-même », conclut celui qui aura dû « attendre l’âge de 63 ans pour sortir de l’état de minorité. »

Pascal Bruckner « Un bon fils », Grasset, 2014, 18 €

Olivier Eyquem

 

 
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Publié par le juillet 13, 2014 dans Uncategorized

 

Portrait de l’artiste en Glenn Gould, de Maxence Caron

Se promouvoir en public, dans quel sens ? Pourquoi Glenn Gould s’est-il retiré des salles de concert ? Ce qui est posé, au-delà du cas Glenn Gould, est la question de l’artiste en matamore du clavier s’efforçant à transmettre au public ce qu’il attend d’un artiste en représentation. Sans doute Glenn Gould (1932-1982) a-t-il ressenti lors de ses concerts, une distance, une écoute distraite, non pas ce qu’on appelle une « absorption ». Or, c’est de cela qu’il est question dans le livre de Maxence Caron.
Terré chez lui pendant vingt ans, Glenn Gould solitaire ne pouvait que se féliciter de ce que Georges Petros appelle « une retraite sans flambeaux ». L’idée de carrière devait le gêner. Il renverse la proposition : ce n’est pas l’artiste qui attend fébrilement d’être vu et reconnu ; au contraire, c’est l’interprète qu’on ne voit pas, qu’on écoute, seul à seul, qui facilite cette perméabilité entre l’interprète et l’auditeur solitaire, ouvrant grandes les oreilles, toute sa personnalité recueillie, dans la situation non pas de celui qui subit mais de celui qui s’épanouit en écoutant.
Compositeur, écrivain, sociologue, théoricien, moraliste, Glenn Gould fait passer à travers ses enregistrements, ce qui pour lui est le rôle que la musique devrait tenir, celui d’une communion et pourquoi pas d’une conversion. Affiner son jeu, reprendre un nombre de fois nécessaire un passage pour arriver non pas à une impeccabilité mais à ce que les fibres du corps vibrent et apaisent. N’a-t-on pas souligné il y a fort longtemps que Vladimir Horowitz avait renoncé aux concerts pour arriver non pas à une exécution parfaite et mécanique, mais à un partage entre le compositeur et l’interprète.
Le disque a l’avantage de n’être que l’œuvre. Deux solitudes à l’écoute l’une de l’autre. La tentation des sociétés d’enregistrement est de savoir manipuler un enregistrement dans le but de livrer au mélomane ce qu’il attend, un beau absolu. On comprend que Glenn Gould a mis la technique au service de son jeu, non pour atteindre le meilleur de l’acoustique, mais pour atteindre le bonheur, exprimer ce que le pianiste a toujours ambitionné, la tonalité juste. En somme, quelque chose de mouvant, loin d’une beauté mécanique que tant d’interprètes délivrent à la satisfaction d’un public par un travail techniquement bien exécuté, c’est-à-dire rond, lisse, auquel il n’y a rien à redire, laissant apparaître un manque d’âme.
Maxence Caron résume ce qui est en jeu écrivant « Gould transpose la vie d’une œuvre dans sa propre vie qui est elle-même pensée du fondement de toute vie ». L’on songe au livre de George Santayana Le dernier puritain où il est dit que le « puritanisme n’a jamais été simple timidité, fanatisme ou dureté calculée ; c’était quelque chose de profond, de spéculatif : haine de toute simulation, mépris de toute mascarade ».
Laissons de côté un instant la musique, Beethoven, Jean-Sébastien Bach, dont Maxence Caron dit que « l’art de Bach cherche en musique autre chose que la musique ». Installé dans un monde de plus en plus tonitruant qui efface le monde du silence, l’homme Gould a voulu retrouver un état second qui permet à l’interprète à travers la partition à devenir le compositeur, à faire de la musique « une médecine » ; « une guérison » pour employer le mot de Glenn Gould. À quoi l’artiste doit-il renoncer aujourd’hui pour atteindre ce qu’on appelle « rédemption » ? On l’aura compris, le livre de Maxence Caron s’impose à ceux pour qui la musique est synonyme de recueillement, et pour qui elle devrait
être le révélateur de l’artiste lui-même.

Alfred Eibel
Pierre-Guillaume de Roux éditeur,
213 p. 22,90 €.

 
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Publié par le juillet 11, 2014 dans Uncategorized

 

René Crevel : Œuvres complètes, tomes I et II.

En trente cinq ans, René Crevel (1900-1935) a laissé plus de mille six cents pages dans les domaines les plus variés. Critique littéraire, textes politiques et polémiques, textes surréalistes, poésies, romans. Moraliste dans la tradition française, il rêve d’une écriture autonome, sans référents, loin d’une vérité vécue. Comment conquérir l’avenir sur la page blanche, se comprendre, comprendre ses contemporains.
Littérature de l’aveu et de l’autoanalyse, René Crevel soutient l’esprit contre la raison, s’accepte mal, assume une forme de vulgarité, attaque l’Église, tâtonne à retrouver l’enfance, s’emploie à un retour à la sauvagerie originelle. Homosexuel et bisexuel, fréquentant les salons littéraires, il écrit à propos de la poésie qu’elle doit être « une révolution en ce qu’elle brise les chaînes qui attachent l’homme au rocher conventionnel ». Crevel crée sa mythologie personnelle, ironise, émet des aphorismes, se veut combattant avec un corps à corps au langage. Il s’efforce de prêter une réalité à ses personnages. Il veut que le lecteur sente battre le pouls de ses personnages. André Salmon, à propos d’un de ses livres, La mort difficile, écrit que c’est un « poignant bouquin ». Un adjectif qui convient à ses autres livres. Crevel s’impose en auteur dramatique, prend des libertés grandes, à l’affût de la formule qui porte, se voulant à la fois complexe et mystérieux.
En tant que critique littéraire, il travaille à créer un dialogue avec l’auteur. D’un revers de la main, il écarte les romans dits « honorables et sans éclat, consciencieux mais impersonnels ». Il s’attache à Madeleine de Scudéry parce qu’elle a le sens de la grandeur et accompagne T’Serstevens dans son Vagabond sentimental, parce qu’il sait faire bouger ses personnages. Proche du XVIIIe siècle, il a publié un livre anti démagogique, Le clavecin de Diderot (1932).
René Crevel apporte son soutien aux intellectuels allemands qui fuient le nazisme, tente de rapprocher surréalisme et communisme, partisan, si l’on ose dire, d’un bolchévisme de rêve. Son œuvre reflète l’impuissance qui le hante à trouver un équilibre. Frondeur, agressif, il est persuadé que ceux que l’on traite de fous ne sont que des protestataires qui refusent de s’intégrer dans une société au cadre préétabli.
Tourmenté par la mort, ne percevant pas sur quoi le surréalisme pouvait déboucher, notamment sur des actions directes, malade sans espoir de guérison, René Crevel coupe court à toute alternative possible en se suicidant en 1935.

Alfred Eibel
Éditions du Sandre,
Chaque volume 45 €.

 
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