L’Union soviétique, suivie de la Russie d’après. Des enfants handicapés dans un orphelinat, infantilisés, poussés à un léger déraillement crânien, se mettent à jacter, à parloter, à se ronger les ongles. Humiliés et offensés, les voilà libres ne présentant plus la plus petite sismicité. Gogol faisait parler les animaux ; Elizarov, à son tour, plonge dans l’allégorie et la métaphore, donne la parole aux malheureux Bakatov et Gloucester sortis indemnes de l’orphelinat. Ivan Gontcharov parle de « léthargie spirituelle ». Katherine Anne Porter de nef des fous. Les deux camarades tentent de s’adapter à une Russie décomplexée aux mœurs administratives absurdes. La méfiance règne encore. L’un devient plombier, l’autre pianiste. Ils parcourent une sorte de chemin de croix, en 24 étapes, fermes sur leurs deux jambes dans la Russie désoviétisée. Ils apprennent à être malins, débrouillards, s’affirment, abordent des situations difficiles, font l’apprentissage du maniement de l’argent. Sommes-nous des cœurs de chien ? semblent-ils dire n’étant pas des quantités négligeables. Autour d’eux fricotent des gens implacables. Dans une société où l’on se contente de contempler plutôt que d’agir, où règne une sorte de fatalisme oriental, les deux amis attendent le grand renversement. Ils ne sont pas au bout de leurs peines. Tout changement de régime recèle un aguerrissement. Sentimentalisme slave et réalisme, angoisse, parodie, ironie et fantaisie grotesque, composent ce bortch soigneusement cuisiné par Mikhaïl Elizarov.
Alfred Eibel
Serge Safran éditeur
169 p. 16,50 €.