Cet homme est une légende. Il le fut déjà de son vivant, et n’a rien perdu de son aura. On le célèbrera sans doute longtemps comme LE pionnier du sauvetage et de la conservation de films – de tous les films, insisterait-il, tout en sachant le caractère utopique d’un tel projet qui outrepassera à jamais les capacités d’une armée de conservateurs. Il fallait du courage, un drôle de culot, une passion teintée de foie douce pour concevoir cette entreprise sans appui institutionnel. Langlois fut l’un des premiers cinéphiles agissants, qui permit à Rohmer, Truffaut, Rivette, Godard… de faire leurs classes dans le sanctuaire originel de l’avenue de Messine. Rien qu’à ce titre, il peut être considéré comme l’un des parrains de la Nouvelle Vague.
Tout a été dit de cette aventure où se mêlent, non sans confusion, muséographie, collectionnite aiguë, conservation et mise à disposition. Car Langlois, homme d’instincts et d’engouements foisonnants fut tout sauf ordonné. Ses collaborateurs, une fois mis en confiance, nous livrent à ce sujet quantité d’anecdotes navrantes et hilarantes. Le lecteur de ces « Écrits de cinéma » ne saurait s’en surprendre : de page en page, il découvre un visionnaire éclectique, brouillon, exalté, grandiloquent, durablement (douloureusement?) partagé entre sa Turquie natale et la France, mais ayant élu comme vraie patrie la terre sans frontière que constitue le cinéma. « Je pense cinéma, dit-il, je vis cinéma, mon imagination est cinéma ». Ou encore « Par mon éducation, je suis absolument international. » Sa curiosité le pousse vers les étrangers, par une sympathie naturelle qui débouche sur une complicité intellectuelle immédiate. Sa découverte émerveillée de l’Amérique, et tout particulièrement de l’Amérique Noire, en est un signe parmi d’autres. Se sentir perpétuellement « chez soi » dans un ailleurs éternel n’est-il pas la meilleure définition de la cinéphilie absolue, soif inextinguible d’images qui fait de chaque écran une fenêtre sur l’infini? « Le cinéma est cette force qui vous arrache à la banalité, ce songe qu’on fait tout éveillé, cette boite à rêver qui est le plus puissant plaisir de l’imagination. »
Cet homme fut un incorrigible glouton, porté par un enthousiasme échevelé qui défiait toute rationalité critique (il anticipait avec horreur l’avènement des écoles de cinéma et se méfiait aussi des « professionnels de la profession ») En transe après une vision du (médiocre) « Song of Songs » Rouben Mamoulian, il submerge son lecteur d’effusions solipsistes, sans trop se soucier de ce qu’il en restera. Il aligne des jugements péremptoires, dénonce à n’en plus finir la parlant qui l’arrache aux voluptés du muet. Bien plus tard, il dira préférer le doublage au sous-titrage… mais programmera avec désinvolture des copies mutilées à double sous-titrage franco-arabe, sorties d’on ne sait quelle caverne d’Ali Baba libanaise. Passons, charitablement, sur les documents uniques prêtés par de grands cinéastes, qui ne revirent point le jour…
Mais trêve de sarcasmes pinailleurs : l’homme, avec tous ses défauts, continue de fasciner par sa fructueuse « folie ». Comment lui reprocher sa lutte contre l’oubli de maints trésors, comment ne pas faire écho à ce cri d’alarme toujours actuel : « Nous sommes en train de vivre, jour après jour, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie… Jamais le danger de destruction des films n’a été plus grand. » C’était bien des années avant que la pellicule ne soit dévorée par le numérique, avant que les salles ferment par milliers pour devenir des parkings et des supermarchés… Alors, vive le Langlois visionnaire, et pour le reste « He was some kind of a man ».
Olivier Eyquem
Henri Langlois « Écrits ce Cinéma » La Cinémathèque Française/Flammarion, 2014. 866 pages, index des films et des noms
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