Attaque de L’Homme à cheval : « Jaime Torrijos était lieutenant dans le régiment de cavalerie d’Agreda, qui tenait alors garnison à Cochabamba. Il était admiré des officiers et des soldats parce qu’il avait dans son corps une force et une audace extraordinaires. Il était aimé des femmes pour la même raison ». (La tonalité psychique des relations qui lient Felipe, le guitariste narrateur, à Jaime, le futur Caudillo, est fortement homosexuelle). Dernière phrase du récit de Felipe – non du roman, après un sacrifice rituel de sa monture : « L’homme à cheval était à pied » (Il s’en va seul vers l’Amazonie).
D’une prétendue « sprezzatura » : négligences et bâclages du style de Drieu.
Jean-François Louette, maître d’œuvre du volume de la Pléiade (2012) consacré à plusieurs fictions de Drieu, l’affirme dans son introduction, « un grand styliste, grand écrivain ». Cependant, l’ayant malgré tout lu de près, et considérant visiblement que le lecteur ne sera pas moins attentif, il se trouve contraint de souligner deux traits qui vont dans un sens inverse : répétitions les plus lourdes, comme si l’auteur ne s’était pas relu, syntaxe fort incertaine. De cette dernière, il donne entre autres pour exemple, dans (hélas pour tous ses admirateurs, parmi lesquels je me range) Le Feu Follet : « s’inquiéter de ce qu’il y aurait pu y avoir » – ou encore, sans référence de titre : « il préférait paraître à ses propres yeux faible que sournois » ; des premières : « Les sentiments que j’avais formés… formaient une masse » (Blèche). « Il demanda la rue des Saussaies et demanda un nom inconnu de Gilles (Gilles) ; « Il allait s’en aller » (Le Feu Follet encore).
J’ai pour ma part relevé, dans la seule relecture de trois romans : « …alors, sous son veston assez bien coupé, il y avait un gilet tricoté noir, à deux rangées de boutons, comme en portaient alors les garçons blanchisseurs ou les laitiers » (Gilles, Le Livre de Poche, 1969, p.88). Dans Rêveuse bourgeoisie : « Le vieux marquis … promenait sa majesté familière par toute la place. L’abbé Maurois sortit sur la place » (L’Imaginaire, 2008, p.22-23). « Toutefois, une fois de plus… » (p.81). « Mais alors Gravier détonnait… (ici une phrase de deux lignes). Mais alors l’incapacité de Camille… » (p.90). « Camille fut troublé quand il reçut la lettre de sa mère, mais pourtant le trouble mit du temps (ici une phrase de moins de deux lignes). Mais pourtant il avait senti… » (p.104). Dans la première phrase, il faudrait plutôt : ce trouble, si l’on veut réitérer le terme. Surtout, mais pourtant est d’une grande laideur. En outre, pourtant rime aussi laidement avec ce temps qui le suit cinq mots plus tard.
« Il y eut un long moment de bonheur pour Yves, dont il crut… Ce ne fut qu’après un long moment où il s’était étiré… » (p.110). « Plus tard, M. Ligneul l’avait laissée tranquille… (ici une phrase de deux lignes). Mais M. Ligneul l’avait laissée tranquille (p.121). « Tout le long de cette digue qui se défend péniblement contre la mer, on a construit… Il y a un contraste pénible » (p.187).
Par ailleurs, il est question dans ce roman d’un « buste déchu mais gracieux » (p.227), sorte d’involontaire oxymore : il eût fallu écrire par exemple – « le lecteur aura corrigé de lui-même » suivant la formule : « buste déchu mais encore (quelque peu) gracieux (pourtant) ». Et cet anglicisme, comme des plus courants en mainte traduction contemporaine, et qu’un élève de première année d’anglais apprend à éviter, par quoi « feindre » se rend par « prétendre », anglicisme qui a déteint dans la langue française : « Surpris et mécontent, Camille prétendit draguer à fond un trou de rocher » (p.30). Anglicisme qui figure également en bonne place dans L’Homme à cheval : « Mais elle n’avait trouvé rien d’autre, et elle prétendait par la fermeté de sa voix s’en satisfaire (II, 3), comme y figure cette autre scorie : « À peine avaient-ils échangé un salut à peine perceptible… » (id., hélas à nouveau pour cette œuvre-là). Je n’ignore pas que Flaubert en personne a écrit, dans L’Éducation sentimentale – cité par Grevisse – : « Il…observait même du même coup d’œil… (III, 1) ; mais enfin, ce n’est pas pour leurs défaillances qu’il convient d’imiter les maîtres, pas plus que d’exciper de l’autorité de ceux-ci quand on tombe dans celles-là. Même roman : « … Florida a été poussée par les grands épouvantés de se rapprocher de moi… » (III, 6). Convenons, cela étant, et fâcheusement, certes, que la prose de l’Homme à cheval demeure d’une belle ligne générale, en fin de compte (et non « au final » selon le sabir médiatique actuel). Là-dessus, quid du « grand styliste » de Jean-François Louette ? Eh bien, ingénus qui en eussiez douté, apprenez que pareilles vétilles, sur lesquelles on vient de s’étendre minutieusement tel un aigre pion, ou un petit magister besogneux, témoignent en fait d’un « aristocratisme de la désinvolture » – l’esprit supérieur écrit à la diable, laissant le fignolage aux petits bourgeois. Drieu, énonce M. Louette, se placerait ainsi dans la tradition de la sprezzatura, la « nonchalance » chère à Baldassare Castiglione en son Livre du Courtisan. (En italien moderne, sprezzo : mépris, dédain, insouciance, légèreté ; sprezzarsi : se négliger).
Comme répondraient les paysans beaucerons d’En Rade de Huysmans : « Ah ben, c’étant… ». Ou, si l’on préfère un type de formulation appréciée du Canard enchaîné : « En voilà une justification qu’elle est superbe ».
Pierre Crescent.