Evoquer Auguste Strindberg (1849-1912) c’est à la fois évoquer un grand écrivain et un grand névrosé. Il réunit dans son oeuvre les traits forts de son caractère changeant. Il est son propre médecin qui se penche sur les troubles pathologiques qui l’animent. Il appartient aux grands caméléons de la littérature mondiale. Ses personnages se cherchent dans les métamorphoses et le dédoublement d’une personnalité passionnée mais instable. Klaus Mann (1906-1949) écrit à son sujet : « son tragique dégénère parfois en un besoin obsessionnel d’avoir le dernier mot, sa plainte se mue en criailleries perçantes ». Son oeuvre comme sa correspondance, six mille lettres environ, reflète une quête, la recherche d’un secret. Il a dès ses débuts en littérature considéré sa correspondance, comme faisant partie intégrante de son oeuvre, ce qui explique qu’il conserva un double de chacune d’elles, d’une expressivité étonnante, on entend la vois de Strindberg. Il est passé maître dans la création d’une atmosphère autour de ses personnages, constatait Franz Kafka. Strindberg est misogyne ; un misogyne qui ne peut se passer des femmes. Marié trois fois il subit trois échecs. C’est un séducteur inattendu, un père dévoué flanqué de trois enfants, un homme empressé. Ses lettres prouvent la difficulté qu’ont les êtres à communiquer entre eux. Il écrit énormément. Il se plaint, fulmine, exige, félicite. Il lui arrive de se brouiller avec un correspondant car il ne supporte pas la critique. Susceptible, ombrageux, condescendant, gueulard, hystérique, il instaure dans sa correspondance un dialogue de sourds ce qui complique ses rapports avec ses confrères ; également avec ceux chargés d’assurer sa vie matérielle dès lors qu’il ne cesse de geindre de manquer d’argent. Sa vie amoureuse est mouvementée. Elle accentue son déséquilibre. Strindberg oscille entre littérature, science, journalisme, sociologie, philosophie. C’est un malheureux qui se lamente d’être mal aimé. Nous sommes loin de la crucifixion en rose chère à Henry Miller. Il conteste, se raidit, se rebelle. Son tempérament plombe sa vie affective, ses projets, ses incessants déplacements. Son désespoir est le ferment d’une oeuvre qui veut convaincre, qui veut subjuguer la réalité supraréelle, la logique irrationnelle, celle qui participe à l’essence même de la poésie et dont ses lettres retiennent les signes dominants. Il estime que son oeuvre a sa place au plus haut niveau. On finit par comprendre comment cet homme fébrile a pu explorer quelques unes des voies majeures de la littérature européenne pour en atteindre les limites extrêmes. Influencé par Kierkegaard et Nietzsche avec lequel il entretient une correspondance, Strindberg fait preuve d’humilité lorsqu’il s’adresse à Emile Zola, lui donnant du « cher maître ». Son expérience de la vie est sans équivalent de par la multitude des métiers exercés, s’essayant dans tous les genres littéraires, n’hésitant pas à s’improviser acteur. Il martèle chacune de ses phrases avec rage. Strindberg n’a pas que des adversaires ; il a aussi des lecteurs enthousiastes. Knut Hamsum (1859-1952) lui voue une admiration qui ne fut jamais réciproque. Strindberg découvre Léon Tolstoï, le rejoint sur plusieurs points, s’en écarte lorsqu’il émet plus que des réserves sur la construction de Guerre et Paix. Il s’enflamme, écrivant en lettre capitales : « attaquer tous les programmes, renverser tous les leaders, dynamiter tous les partis ! ». De Nietzsche il dira qu’il annonce le déclin de l’Europe et du christianisme ; du réveil de l’orient, qu’il « reprend ses droits en tant qu’aristocratie qui a derrière elle la tradition la plus ancienne ». Il ne peut s’empêcher de répéter qu’il aime les femmes, adore les enfants. « Quoique divorcé, je recommande le mariage comme la seule forme de commerce entre les sexes ». L’influence de Strindberg est considérable. Kurt Tucholsky, Bertolt Brecht, Eugène O’Neill, se réclameront de lui y compris Eric von Strheim, l’écrivain. Les romans noirs des pays nordiques lui doivent une fière chandelle. La plupart des écrivains du genre lui sont redevable de quelque chose : ses jeux d’ombres et de lumière, le ressentiment des personnages, leur délire de persécution, l’art de la dissimulation, la vengeance.
Alfred Eibel
Auguste Strindberg. Correspondance tome I (1858-1885)
Auguste Strindberg. Correspondance tome II (1885-1894)
Editions Zulma, 430 p., 22 € et 450 p., 24 €.